COMMERAGES

Publié le 23 Janvier 2018

Croquis aquarellé Yves de Saint Jean

 

Chacun ici connaît tout de l'autre ou presque, de son passé, de son présent. Les habitudes, les manies, les faiblesses, les vices, les tares, les qualités, les forces y sont répertoriées, classées, codifiées.

Les nouvelles circulent, vont et viennent, s'entrechoquent dans autant de lieux qui deviennent l'espace de quelques heures comme autant d'espèces de salons rustiques.

 

Tout comme le lavoir est le centre social des femmes, la forge est un lieu de rencontres pour les hommes et d'allées et venues pour les gens car le forgeron est une personnalité importante. Il a quelque chose de magicien car il maîtrise le fer et le feu. il est aussi maréchal-ferrand, guérisseur parfois dentiste et vétérinaire. Il voit beaucoup de monde, alors il est forcément au courant de tout.

 

Les cafés et bistrots qui font souvent office de barbier sont de grands pourvoyeurs de commérages tout comme le cantonnier ou le facteur. A l'épicerie ou dans les caves, au cul des barriques en sirotant le vin de l'année, on cause.

Chaque village a ses commères.

 

Madeleine est bien connue pour "dégouéser" sur tout le monde. Elle s'occupe de tous les potins, fouine partout, écoute aux portes et colporte des nouvelles dont on ne sait plus si elles sont vraies ou fausses.

A l'épicerie, elle s'installe sur une chaise, pour, dit-elle, reposer ses vilaines jambes cachées par d'éternelles chausses noires. Elle n'est jamais pressée. On peut servir d'autres clients. elle écoute mais n'est jamais longue à enchaîner :

"On ne voit plus votre fils, il est pas malade par hasard ? Et votre belle-fille, c'est pour quand son accouchement ? Y paraît que Monsieur le Maire il a voulu tuer sa femme et son fils ?

"Mais non Madeleine, il a eu un accident avec sa voiture !

"Ah bon ? Encore une invention de malheur. Il paraît que la Raymonde, elle aurait point retrouver une belle culotte en soie que les gars lui auraient volée l'autre soir à l'assemblée ? A ce qu'on dit que monsieur le Maire, il aurait goûté aussi à la Raymonde ?

"Arrêtez, Madeleine, tout ça c'est des racontars. Faut pas médire comme ça.

"Allez je m'en vas.

" C'est ça, à demain.

 

La clochettte sonne. Louise qui habite dans le bas du bourg entre dans la boutique l'air préoccupé.

"Savez-ti qu'Alberto qui demeure près de chez nous, il a dormi cette nuit chez les gendarmes.

 

"Mazette, quoi don qu'il a fait ?

"Savez bin qu'il est devenu jaloux comme un coq. Depuis des semaines, il s'est mis dans la tête que le boucher fait les yeux doux à sa femme.

"C'est y pas malheureux, une femme bien de sa personne et bien "ordrée" 

"Y s'est monté le bourrichon tout seul. Remonté comme une pendule, un vrai soupe au lait. Le voila parti sur son vélo, directement chez l'armurier pour commander un pistolet.

 

"Vous voulez faire quoi avec, lui a demandé le commerçant ?

"C'est pour "touiller" le boucher qu'il a répondu avec son accent italien.

Sans dire un mot, l'armurier est passé dans son arrière-boutique. Il a envoyé son apprenti chez les gendarmes qui sont arrivés quelques minutes plus tard. Depuis, il est à la brigade pour répondre aux questions, contrôle des papiers et compagnie. Y paraît que monsieur le Maire est parti pour essayer d'arranger les choses. Quel "berzolé", m'est d'avis qu'il est pas sorti des ennuis !

 

On parle aussi sur le pas de la porte entre voisines. La mère Nicole et la fille Toinette discutent en balayant la poussière.

"Bonjour mam'zelle Toinette, vous l'avez ti entendu dire ?

"De quoi don, la mère Nicole ?

"Bin la chose qu'on dit de partout.

"C'est ti rapport à la Julienne de ...?

"Pour sûr !

"Et de quoi don qui s'est passé ?

"Ah ma bonne amie, une histoire du diable !

"Mon dieu vous me faites peur.

"V'la ti pas que le jeune propriétaire, celui qui a hérité de la ferme et de toutes les terres s'est rendu voir ses fermiers pendant les vêpres dimanche dernier pour saluer la Julienne et son mari le Victor.

"Le jeune maître qu'a hérité !

"C'est ça. Il est venu pour présenter sa jeune mariée, une petite bourgeoise qu'a jamais traîné une brouette de fumier. Deux moineaux arrivés de la ville, que j'te bise tout le temps, dans la rue, au lit, le soir, le matin, tout le temps quoi ...

"Donc les deux jeunots sont arrivés.

"Voilà et pendant que M'sieur le curé fait ses prières et que le Victor est parti emmener, à ce qu'il a dit, une vache au taureau à Tournelune, les deux étourneaux sont partis à la ferme... Et voilà ce qui a été quasiment dit, à ce qu'on m'a dit, que le gars de ferme a dit et que la jeune mariée a dit...

"Et de quoi don qu'on a dit ?

"Il dit à son épouse, regarde ma douce, tout ça c'est notre jolie ferme. La petiote, elle disait rien, bin "affistoulée" dans son joli manteau et ses petits souliers qu'on mettrait pas pour arracher des patates en roulant des yeux comme une chatte qui fait ses besoins dans la cendre. Le jeune maître, lui, y dégoisait dans la cour, fier comme un coq au milieu de sa basse-cour.

" Et pis quoi don qu'est arrivé ?

"V'la ti pas que le jeune homme se met à appeler ses fermiers, la mère Julienne et le père Victor. Mère Julienne, père Victor où que vous êtes ?? Où que vous êtes ?? C'est votre jeune maître et sa petite femme qui vous rendent visite. Et tout en causant et appelant il secouait la poignée de la porte.

"Et v'la ti pas qu'on entend derrière la porte : Bon diou ! C'est pas dieu possible ! Et la porte s'ouvre...

"C'était la mère Julienne ?

"Pour sûr ! Elle apparut sur le pas de la porte, frétillante comme une ablette mais toute nue, sans rien sur le dos, même pas de culotte...Et pis le grand malheur c'est que son journalier était dans le milieu du lit, dans la même tenue, entrain de remettre sa chemise et son caleçon.

"Bon Jésus ! De quoi don qu'il a pu se passer ?

"Ah bin tout était fini ou pas encore commencé et la mère Julienne qui dit comme ça :

"Pardon, M"sieur, M'dame, vous savez ce que sait, on est dimanche et je changeais de linge. avec mon "rumatisse" entre les épaules jusqu'au genou, je pouvais point le faire toute seule et c'est mon gars de ferme qui m'aidait."

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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