LE TROU DU CRU
Publié le 28 Septembre 2018
* Mon ami le conteur *
Passeur de mots, conteur de pays, Guth Des Prez, moustaches blanches, veste et pantalon de velours côtelé marron prête sa voix de conteur traditionnel depuis plusieurs décennies aux petites gens, ceux « qui ne sont rien » comme disent certains et que l'on n'écoute pas.
Il invente et conte ses propres récits inspirés par les gens des pays de France, en français comme en patois.
Ce diseur d'existences a passé une partie de sa vie à lutter pour que la parole et le conte survivent et fassent jaillir de l'imaginaire de chacun cette étincelle qui au moins pendant un moment pourrait changer la face de ce monde devenu souvent absurde.
En ces années de mémoire de la « Grande Guerre », à travers ses
« Histoires à mourir debout », il rend hommage aux victimes et survivants des tranchées de 14-18 ainsi qu'à toutes celles et tous ceux marqués dans leur âme et leur chair par cette infâme barbarie. En l'écoutant, on imagine les paysages calcinés, la peur, le froid, les odeurs, la terre qui tremble puis le facteur qui apporte l'enveloppe bleue annonçant la mort du mari, du fils, du frère ou du fiancé.
Seul ou avec son compère Jeff des Bois, Guth Des Prez est venu dans notre village des Vaux-du-Loir nous transmettre cette petite flamme des contes reçue de ses ancêtres, sans angélisme mais avec bienveillance, simplicité, conviction, disponibilité, écoute et intérêt pour l'autre.
En homme de cœur, il a eu la gentillesse de me confier une de ses histoires que j'ai pris la liberté d'adapter pour les besoins de ce billet et dont le décor s'inscrit dans notre terroir des Vaux-du-Loir.
A travers cet article, j'ai souhaité lui rendre hommage et lui adresser mes plus sincères amitiés.
Yves
« LE TROU DU CRU »
***
« Le coteau expose ses rangs de vigne au soleil d'une fin de saison bénie des dieux. Un sillon d'ombres bleues entre les rondeurs des collines laisse deviner un chemin creux, itinéraire paisible et frais qui mène à une petite bâtisse à la toiture d'ardoise à laquelle est accolé un appentis qui sert d'atelier. L'ensemble côtoie l'entrée d'une cave dans le tuffeau, creusée de mains d'hommes. La chaleur de cette fin de saison fait vibrer la pierre blanche. Un grand tilleul ombre d'un bleu laiteux la falaise crayeuse. Au pied de l'arbre centenaire, le chien a creusé sous sa niche-tonneau, un terrier de fraîcheur d'où émerge une truffe humide. Deux poules savourent, la plume hérissée, un bain de poussière.
Des merrains (1) sont entassés près de l'atelier, un fût, debout sur son cul, garde encore au col le jabloire (2), au bout d'une gorge inachevée. A l'entrée du petit domaine, sur un pilier de briques rouges est accrochée en guise de pancarte une planche qui porte l'inscription : « Au Trou du Cru ».
Devant la maison, une petite tonnelle sur laquelle pousse une treille apporte une fraîcheur bienvenue.
Le maître des lieux, Claude, vigneron et tonnelier de son état est là, assis dans l'ombre bienfaitrice.
Il semble perdu dans ses pensées et regarde fixement la petite pancarte sur le pilier de briques.
Brusquement, comme pris de frénésie, il se lève : « J'ai compris, j'ai compris ! » dit-il. Il appelle sa femme.
« Ginette, j'ai compris, allume la lampe tempête.
« Compris quoi ? »
« J'ai compris, j'te dis ! »
Munis de sa lampe et d'une barre à mine de carrier, il pénètre alors dans la bouche obscure. Sa peau enfiévrée de soleil reçoit la caresse rafraîchissante de l'ombre comme une faveur salvatrice. Peu à peu ses pupilles s'accommodent. Dans les entrailles du monstre, les objets prennent formes.
Sur la gauche, s'ouvre dans la muraille de craie la gueule noire d'un âtre dans lequel on devine les chenets, les grills et la crémaillère. Sur la droite dans un renfoncement, une sorte de chapelle abrite le tablier de pierre du pressoir, arborant en son centre le mât de gloire de sa vis en fonte.
Le halo de lumière des lampes révèle peu à peu l'ampleur de l'énorme tunnel qui s'enfonce dans le ventre de la roche mère. Sur les flancs, des barriques s'alignent sur leurs chantiers et dans les alvéoles creusées dans le roc on reconnaît les culs froids des bouteilles couchées. La lueur dansante anime la voûte et fait danser les ombres de son corps courbé. Elle allume ça et là les culs rentrés des « fillettes » sorte de centaines « d’œils » de verre clignotant dans l'ombre.
Quand il arrive au fond du tunnel, face à lui, sous les vacillements de la lampe, le jeu des ombres modèle un énorme fessier humain sculpté de manière très réaliste, en forme de bas-relief.
Les reins de la sculpture soutiennent le plafond, les fesses rondes et généreuses reposent sur deux tronçons de jambes qui s'écartent pour venir à mi-cuisse s'appuyer sur le sol comme des arcs-boutants découpant l'entre-jambe en forme de triangle.
Il pose sa lampe et à l'aide de sa barre à mine de carrier, il entreprend de frapper avec énergie dans le triangle qui cède au bout de longues minutes d'effort.
Un trou noir apparaît alors. En rampant, il s'engloutit à-demi dans la brèche puis d'un mouvement de reins s'en retire.
Il relève lentement le buste. Puis des deux mains, dans un geste religieux d'offrande, il élève à la lumière un flacon d'or liquide.
« Du 1870 !...» murmure-t-il
« Du 1870 !... répète-t-il.
« Sacré grand-père Marcel, il m'en a fallu des années pour comprendre.
C'était donc ça le secret de cette phrase énigmatique que j'ai entendue si souvent quand j'étais gamin et que le vieux bonhomme, sur son lit de mort, prononçait encore : « Mon Jasnières, les prussiens ne l'auront pas ! J'préfère me l'enfourner dans le trou du cru... ! »
Avec sa femme, sous la tonnelle, ils ont débouché le précieux flacon et tout en dégustant le divin trésor, Claude reconstitue les éléments de l'énigme. D'abord la phrase rituelle du grand-père, puis la pancarte et la magnifique paire de fesses au fond du caveau. Il lui revient les histoires du patriarche qui racontait le Loir dont les eaux avaient gelé si fort que l'artillerie prussienne l'avait traversé sur la glace avec chevaux, munitions et pièces de canons, les réquisitions de fermes pour loger les troupes ennemies et le grand-père qui ne pensait qu'à sauver son sublime nectar produit par son coteau de Jasnières en cette terrible année de guerre et d'occupation.
C'est ainsi que sur les coteaux des Vaux-du-Loir et de la Dême se perpètrent par la grâce du sol, du ciel, de l'eau, de l'histoire et de la sueur du vigneron d'incomparables chefs-d’œuvre centenaires. »
(1) Merrain : pièce de bois de fente destinée à la fabrication des douelles de tonneau.
(2) Jabloir : outil tranchant servant à pratiquer aux douelles des tonneaux une rainure pour y loger le fond