EMILE RACONTE - 1 : ANASTASIE
Publié le 24 Janvier 2021
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Dans mon billet du 10 janvier, je vous proposais de partager quelques histoires de mon ami Émile.
Voici la première, celle d'Anastasie.
ANASTASIE
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Elle n'avait sans doute jamais été d'une grande beauté. Toute sa personne était en os, maigre et plate. « Une tête à biser une bique entre les cornes, elle est comme la vierge des rogations, elle n'a ni ventre ni tétons », commentaient, en la voyant passer, les vieilles rombières.
Le plus souvent habillée de noir ou de gris, elle portait en permanence sur un petit chignon de cheveux châtains, un minuscule chapeau tenu par quelques épingles.
Elle vivait dans le bas du bourg dans un petit bordage, héritage de ses défunts parents. Elle entretenait avec beaucoup de soins, de courage et même de poésie un petit verger et un charmant potager qui lui fournissaient ses fruits et ses légumes pour l'année.
On ne lui connaissait aucune aventure amoureuse.
Elle était la vieille fille du village.
Anastasie était célibataire mais elle avait un rêve secret. Elle songeait toujours à se marier.
Elle n'achetait aux commerces du village que le strict nécessaire. Elle était, selon les propos de quelques médisants, une avaricieuse. L'hiver, elle se nourrissait de soupe aux légumes et l'été, elle préparait des miotées avec du fromage blanc. Aussi, son apparence, sa soi-disant avarice et son goût pour le tabac à priser ne jouaient pas en sa faveur auprès de la gente masculine.
Un beau matin où elle ramassait des fruits dans son verger, monsieur le curé vint à passer et ils engagèrent la conversation.
« Je suis bien « achalée *» avec mon grand poirier Beurré d'Anjou, lui dit-elle. Depuis plus de 30 ans que mon père l'a planté, il n'a jamais donné plus d'un kilo de poires. Il ne fait que de la branche et de la feuille. J'ai décidé de l'abattre, ça me fera du bois pour l'hiver. »
« Vous avez sans doute raison, vous en planterez un autre qui vous donnera toute satisfaction.
Mais si je peux me permettre, chère Anastasie, quand vous l'aurez coupé je vous demanderais la moitié du tronc. J'ai le projet de refaire la statue de notre Saint-Lubin, ce grand faiseur de miracles, élu évêque de Chartres avec le consentement du roi Childebert et qui d'une prière aurait sauvé Paris de l'incendie.
Il remplacera celui en plâtre qui est dans un bien triste état.
Vous verrez, Anastasie, ça vous portera bonheur et vous serez exaucée de tous vos vœux. »
« C'est avec un grand plaisir, monsieur le curé, répondit-elle, toute souriante, pensant en elle-même que ce don qui ne lui coûtait pas un sou pourrait certainement lui trouver un homme. »
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Le poirier fut coupé et peu de temps après, Robert, le menuisier doué d'un talent de sculpteur vint chercher le demi-tronc de poirier.
Après quelque temps de séchage, il mit en chantier la sculpture du saint. Son travail était précis, entre ses mains et ses gestes mille fois répétés le bois prenait vie. Quelques semaines plus tard une belle statue couleur jaune orangé d'à peine un mètre de hauteur trônait au milieu de l'atelier.
Avec le reste du bois, Robert confectionna un joli rouet pour Anastasie qui, pendant les longues soirées d'hiver, filait le chanvre.
Émerveillé du résultat, pour fêter l'événement, monsieur le curé organisa une magnifique cérémonie à laquelle monsieur le Maire et quelques conseillers acceptèrent de participer.
Anastasie fut mise à l'honneur. Elle s'était habillée d'une robe en épinglé gris poule, les épaules couvertes d'un châle tapis et coiffée d'un bonnet à larges boucles de ruban avec des fleurs d'épines blanches.
Le saint fut déposé dans sa niche puis béni.
En revenant chez elle, alors que les cloches carillonnaient, elle aperçut plusieurs gars qui bavardaient tout en la regardant. Elle en fut toute émoustillée.
A partir de ce jour, tous les soirs à l'heure de l'angélus, elle allait s'agenouiller devant la statue en marmonnant la même prière :
« Ô mon grand Saint Lubin ! Frère de mon rouet né du même bois que j'ai donné d'un si grand cœur à notre bon curé, faites que je me marie cette année ou l'année prochaine au gars Martin et si ce n'est pas Martin, ça ne fait rien j'en prendrais bien un autre, Ô grand Saint Lubin ! »
Cette histoire dura ainsi plusieurs mois. Martin, Gaston, Hippolyte et bien d'autres s'étaient mariés, la prière donnait toujours le même résultat, seul le nom de Saint-Lubin ne changeait pas.
Toute cette histoire, ces allées et venues, ces gémissements, ces prières sans fin échauffèrent les oreilles du curé, de telle sorte qu'un soir, particulièrement énervé, il alla se cacher derrière la niche du saint et quand Anastasie eut terminé sa prière, il se mit à lui parler la tête dans un seau pour camoufler le son de sa voix. Saint Lubin, éclairé par quelques cierges, répondait à Anastasie d'une voix d'outre tombe.
« Anastasie, vous « m'achalez » avec vos prières. Je ne suis pas responsable de vos désamours. Si les gars ne veulent point de vous c'est que vous êtes comme qui dirait un éteignoir des sens et de la volupté. Vivez donc comme vous êtes, Anastasie !
Souvenez-vous, Anastasie, que l'apôtre Paul a dit avec raison : « le mariage est une bonne chose mais le célibat est encore mieux. »
Allez en paix Anastasie ! Et ne vous cachez plus derrière les vitres de la salle de bal comme vous y étiez encore avant-hier ou alors entrez ! »
Le choc fut immense, terrible. Anastasie, le visage congestionné, se releva brutalement devant le saint, les attaches de son bonnet lâchèrent et tombèrent dénouées sur ses épaules, le chignon de travers et les deux mains tendues vers la statue, elle s'écria :
« Ah ! grand Saint Lubin, tu n'es qu'un grossier personnage et bien léger d'esprit à côté de mon rouet qui est ton frère du même bois. Toute ta vie tu ne fus qu'un mauvais poirier, et j'aurais dû me douter que tu ferais aussi un mauvais saint. »
Alors, la malheureuse Anastasie sortit à reculons dans la nef de l'église le poing tendu vers le saint en oubliant le bénitier.
* Achaler : Ennuyer, Fatiguer