LE JAMES BOND DE LA GOUTTE - HISTOIRES DE GNOLE

Publié le 22 Janvier 2022

 

Bouilleur de cru en Normandie

 

Dans ces années là, la goutte, la « gnole », l'eau-de-vie du cru est partout, chez les paysans, les ouvriers, dans les fermes isolées, les hameaux, les villages et les bourgs. Toutes personnes propriétaire d'une parcelle ayant la dénomination de verger, de vigne sur le registre du cadastre peut distiller les produits issus de cette parcelle.

Au fur et à mesure que les fruits « tournent » ou tombent, on les récupère pour les mettre dans un tonneau propre. Quand il est plein, on remue avec un bâton et on laisse fermenter. Cette fermentation sert à faire l'eau-de-vie, distillée par le bouilleur de cru.

Aux quatre coins de l'hexagone elle devient kirsch, schnaps, calvados, cognac, armagnac, fine... Il n'est question que de terroirs, de savoir-faire, de traditions, de transmission : eau-de-vie de marc, vin, mirabelle, prunelle, framboise, poire, pomme, prune, gentiane, gratte-cul, cerise, sureau, myrtille...

 

A une époque pas si lointaine, « l'acquit » transmissible entre les générations, habilitait les producteurs fruitiers et propriétaires de quelques rangs de vigne à faire distiller une partie de la récolte sans excéder un résultat de 20 litres d'eau-de-vie. Dans toutes les campagnes on produisait artisanalement des eaux-de-vie du cru et pendant longtemps l'administration n'a pas été très regardante.

En 1954, le gouvernement de Pierre Mendès France affirmant vouloir lutter contre l'alcoolisme décide de supprimer la transmission des droits. C'est ainsi que progressivement les bouilleurs de cru vont disparaître. Même si aujourd'hui il est toujours possible de faire « brûler », le respect de règles de déclaration s'impose.

 

 

 

 

Dans le monde d'autrefois, un fait est sûr, on utilisait largement la goutte, ses usages considérés comme innombrables. Elle réconforte, réchauffe les biens portants et prétend remplacer le médecin ou le pharmacien.

 

« Tous les soirs, je bois ma p'tite goutte de gnole, me disait un ancien. Ça dissout le cholestérol poursuivait-il. C'est le toubi' qui m'a dit ça. Faut boire de la gnole ! Modérément, hein, c'est sûr. Moi c'est mon médicament ».

 

Elle est considérée comme remède contre les malaises, les maux de dents, les indigestions, l'urticaire, les douleurs. Si la grippe s'annonce, on la mélange à des infusions de menthe ou de camomille. Elle sert à la préparation d'un grog ou d'un brûlot que l'on enflamme avec dix morceaux de sucre.

Les blessés s'en servent pour cicatriser les plaies superficielles, simple ou mélangée de pétales de fleurs de lis. Les rhumatisants s'en frictionnent leurs jointures douloureuses. Les plus âgés mal en jambe le matin lui demandent le « petit coup de clairon du réveil ».

Elle participe à quelques accouchements difficiles. Certaines femmes en boivent pour avoir de beaux enfants quand d'autres s'en servent de grandes rasades pour avorter.

On se sert une « larme » avant de partir aux champs et le bûcheron part avec sa « topette » pour aller au bois l'hiver.

Les poilus la consomment pour oublier le malheur des tranchées et se donner du courage au moment de l'assaut en première ligne au plus près de la mort.

Il y a le verre de goutte que l'on partage avec le voisin, l'ami, le facteur, l'instituteur, le curé et même le gendarme. Elle marque les fêtes de famille, les veillées, les repas du cochon, la noce. Elle s'associe à un café.

Quant au litre de vieux marc offert, c'est une marque de respect, un symbole d'amitié qui vous hausse au grade de privilégié.

 

 

Alambic de fortune dans la campagne

 

 

* Trafics et prohibition *

 

Quoique puissent en penser certains esprits chagrins, les temps ont fort heureusement changé et mon propos dans ce billet n'est pas de faire l'apologie de la « gnole » dont, d'ailleurs, je ne consomme pas la moindre goutte.

Non, mon bavardage du jour est ailleurs car si l'histoire des spiritueux en France est passionnante, elle a surtout fait l'objet de nombreux trafics. Des années 1950 jusqu'aux années 90, un véritable climat de prohibition s'est installé dans quelques régions productrices, notamment en Normandie, pays d'Auge, Ornais et Domfrontais.

« Rats de cave* », gendarmes, gabelous et trafiquants se sont alors livrés pendant plusieurs années une vraie bataille.

Les histoires, petites et grandes ont pris une tournure romanesque, souvent animée jusqu'à défrayer la chronique.

 

C'est le cas du Domfrontais, cette Normandie un peu reculée, plus secrète, peut-être plus austère, loin des « planches » et des mondanités deauvillaises du pays d'Auge. Dans ce pays de bocage où la vie est rythmée par les travaux des champs, on produit du beurre, du lait, du fromage mais pas seulement. Il faut bien écouler les pommes. Alors, les paysans font du cidre, à la dure, c'est-à-dire pas trop sucré, celui qui peut vous retourner l'estomac avec un demi-verre. Comme toute entreprise, il y a les produits dérivés, on parle de poiré de pommeau mais aussi et surtout de calvados, une eau-de-vie très appréciée des amateurs associant, parfois, une proportion de poires aux pommes à cidre.

Le calvados est disponible à volonté dans toutes les fermes et toutes les occasions sont bonnes pour se faire un « petit canard* ».

 

 

cueillette des pommes à cidre

 

 

Les producteurs avait demandé une appellation d'origine contrôlée pour échapper aux réquisitions de stocks pendant la seconde Guerre mondiale mais seul le Pays d'Auge obtint le fameux Graal. Les autres régions se contentant seulement d'une appellation d'origine réglementée. Il faudra attendre 1997 pour que le Domfrontais obtienne enfin ses lettres de noblesse.

 

En fait, ne pas avoir obtenu l'AOC ne posait pas trop de problème aux producteurs de la région. Cela leur permettait même de produire à l'abri des regards et des contrôles. La tradition voulait que l'on vende une partie de l'eau-de-vie (calvados) en appellation, l'autre d'une façon plus... discrète et pendant longtemps l'administration n'a pas été très regardante.

 

Mais quand après la fin de la seconde Guerre mondiale, le président du conseil, Pierre Mendès France, tenant tête au lobby des spiritueux, réglemente sévèrement la distillation un verre de lait à la main à la tribune du Palais Bourbon en décidant de retirer les droits des bouilleurs de crus, la colère monte chez les producteurs Domfromtais qui ne comprennent pas qu'on les prive d'un revenu non négligeable tout en ayant le sentiment d'être pris pour des malfrats. Les contrôles incessants, les nombreuses arrestations, les amendes sont très mal vécues.

Alors, la riposte s'organise. Chaque fois que des « rats de cave » sont signalés à l'abord d'un village de l'Orne, du Calvados, du nord sarthois, du Perche ou de la Mayenne, on sonne le tocsin. Il y a toujours quelqu'un pour avertir, écolier, cantonnier, lavandière, facteur...Un témoin se précipite, donne l'alarme toute affaire cessante. Ainsi à leur arrivée les deux indésirables peuvent interroger, prospecter, contrôler, réclamer les quittances...tout est en ordre jusqu'à une nuit de 1962 qui va changer le cours de l'histoire.

 

 

 

 

Ce soir-là, des agents de l'administration surprennent un fraudeur en plein travail. Visiblement peu au courant des traditions locales où la solidarité est farouchement ancrée dans les mœurs, en moins d'une heure tous les producteurs du coin débarquent sur les lieux. Le ton monte. A l'image de Chicago, les agents sont sommés de s'aligner le long du mur de l'étable, éclairés par les phares des tracteurs et voitures disposés en demi-cercle.

Pour éviter que la situation ne dégénère, en urgence on fait appel au secrétaire général de la Fédération des Exploitants Agricoles. Il va réussir à faire comprendre aux producteurs que le gouvernement ne cédera pas mais il obtient une dérogation permettant de régulariser les stocks distillés clandestinement par la création d'une « cave » qui assurera la commercialisation officielle des calvados et eaux-de-vie produits par les fermiers Domfrontais.

 

 

 

 

* La contrebande continue *

 

Malgré les avancées obtenues, le trafic et la contrebande ont encore de beaux jours à vivre.

Les contrôleurs ne sont pas les bienvenus et les habitudes ont la vie dure. Dans les années 80, une vingtaine de chauffeurs, « Go fast » avant l'heure, gagnent leur vie, souvent au volant de Citroën, pour aller livrer le Calvados non-officiel en région parisienne, en Belgique et aux quatre coins de France.

Ainsi à la tombée de la nuit d'avril 1965, au cœur du Pays d'Auge, les gendarmes appréhendent, après une course poursuite, un camion dont le chargement est mal arrimé. Il transporte 16 fûts de 110 et 200 litres ainsi que 4 jerrycans de 20 litres. Problème… tous ces fûts sont remplis d’eau-de-vie à 75%. Le chauffeur est arrêté, récidiviste, il écope de 13 Procès Verbaux dont un pour refus d’obtempérer, du paiement d’une caution équivalent à 23 000 euros qu’il est incapable de payer. Il est écroué.

En janvier 1967 un fraudeur dissimule son stock dans une fausse poutre et dans un mur aménagé : 332 litres à 58% et 778 litres à 61,5%.
En octobre après une course poursuite de 30 km, gendarmes et inspecteurs arrêtent un homme de 23 ans domicilié dans l'Orne avec 450 litres de calvados.

En décembre 1968 un mineur de fond revendeur de calvados avoue vendre 150 litres d'eau-de-vie par mois. En févier 1969 après avoir évité un barrage et une course poursuite de 30 km dans la campagne un homme est arrêté avec 400 litres d'alcool à 68%. Le même mois, c'est un coiffeur de Caen qui est appréhendé. Il revendait son eau-de-vie à ses clients dans son salon.

Les histoires de ce genre se ramassent à la pelle. Malgré la création des chais et caves ce genre de faits divers alimentent régulièrement la vie locale, animent les gazettes en faisant les gros titres de la presse.

 

 

 

 

* Pierre Dubourg, le « James Bond » de la goutte *

 

Si, au jeu du chat et de la souris certains contrebandiers arrivent à s'illustrer en rivalisant d'imagination, il en est un qui va largement leur voler la vedette.

Il s'agit de Pierre Dubourg appelé le « James Bond de la goutte », un pseudo qui lui va comme un gant et qui en dit long sur sa personnalité et son ingéniosité pour rivaliser avec les acteurs de l'administration.

Quand il débute sa carrière, il a 24 ans.

 

Pour mener à bien son activité clandestine, il s'est équipé d'une DS digne du célèbre agent de sa Gracieuse Majesté : plaques minéralogiques escamotables par simple pression sur un bouton, puissants projecteurs éblouissants à l'arrière, pot d'échappement à fumigènes qui plonge les poursuivants dans un épais nuage noir, dispositif de pulvérisation d'huile sur la route, système de projection de clous sur la chaussée, quant au calva, Dubourg installe dans les ailes avant deux grands réservoirs additionnels capables d'emporter 400 litres du précieux alcool en toute discrétion. A cela, il faut ajouter un système astucieux d'arrimage de bidons dans l'habitacle. C'est un des avantages de la suspension pneumatique de la DS, la hauteur de caisse ne varie pas en fonction de la charge du véhicule...

Toutes ces combines associées à un joli coup de volant permettent à notre « Robin des Bois » de la gnole de semer les flics pendant une trentaine d'années. Les courses poursuites iront même jusqu'à la frontière belge.

On parle de lui partout où il passe en faisant la première page des journaux.

Parfois il se fait coincer. On raconte qu'il avait des liasses de billets de 500 francs. Il en donnait aux gendarmes et leur disait : « prenez je m'en fiche, je les aurais récupérés avant ce soir. »

Il se fait pincer ? Aucun problème, il ressort quelques heures plus tard. Rapidement on commence à s'interroger sur le personnage qui bénéficierait de certaines protections occultes. Ne dit-on pas qu'il approvisionnerait certaines brigades de gendarmerie ?

Quand il sent la prison inéluctable, il fait le débile et va se reposer quelques semaines en hôpital psychiatrique avant de ressortir libre comme l'air.

 

 

 

 

* La chute - la légende *

 

Après une trentaine d'années à défier les autorités, douanes et gabelous en ont par dessus le képi de passer pour des guignols et des incapables. Un soir d'avril 1987 aura raison du lucratif business de notre James Bond normand, tombé dans un véritable guet-apens tendu par la PJ de Caen. Après 14 petites interpellations entre 1964 et 1987, cette fois c'est plus grave. Pierre Dubourg est appréhendé en possession de faux-billets.

Les trois ans de prison dont il écope auront raison de son étonnante et fabuleuse épopée .

 

 

 

 

A sa sortie, « Dubourg - James Bond » se retire dans le petit village de Pont d'Ouilly dans le Calvados.

Je ne sais s'il est toujours de ce monde mais la légende que l'on se transmet de père en fils est bien vivante à la manière d'un « Mandrin » ou d'un « Cartouche ».

Celui qui se définissait comme un « Robin des Bois » sortira de sa réserve après la publication d'un roman « Normandie Connexion : la filière normande* » où il se dit choqué par la façon dont son double romanesque est dépeint.

A l'image d'un personnage violent et dangereux à la réputation de caïd (dixit son avocat), Pierre Dubourg oppose celle d'un jeune homme, sympathique et joyeux. Un amoureux qui avait besoin d'argent pour retrouver une belle dame. Pierre Dubourg a défié les autorités mais n'a jamais tué personne. Il sera débouté de sa plainte.

 

 

 

 

J'adore ce genre d'histoire et le « James Bond de la goutte » est un vrai personnage de roman !

 

Des producteurs de Calvados, m'avaient raconté ces anecdotes d'un autre temps, à l'époque où j'ai résidé quelques années en Normandie. Les notes que j'avais prises dans mes carnets m'ont servi à écrire ce billet.

 

Un de mes amis, écrivain normand, me disait récemment avoir déjeuné il y a quelques années avec notre « James Bond », « Jo la goutte » ou encore « Pierrot la beurluche ». Il garde le souvenir ému d'un personnage haut en couleurs, l’œil pétillant de malice et très sympathique.

 

* Rats de cave : contrôleurs et inspecteurs des contributions directes

* « Normandie Connexion : la filière normande » - Marie France Comte - De l'Ornal éditions

* Faire un « canard » : tremper un morceau de sucre dans du café ou dans de l'alcool pour le manger ensuite.

 

 

 

Le trou normand n'est peut être plus ce qu'il était mais il existe toujours, à consommer avec modération.

 

 Bonne semaine ! 

 

 

Amitiés

 

 

Yves

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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M
Bonjour Yves,<br /> <br /> Avant tout, un grand bravo pour ton si sympathique blog ! <br /> Je découvre donc ton article sur Pierre Dubourg et en effet, pour l'avoir rencontré vers 2012 à l'occasion d'un projet éditorial pour de Borée, mon expérience est celle d'un homme charmant, d'un personnage haut en couleurs, vif, sportif, et d'une grande curiosité intellectuelle également - il se passionnait notamment pour l'astrophysique si ma mémoire est bonne. Invité à déjeuner chez lui dans son hameau de l'Orne, j'ayais aussi découvert la fameuse DS de sa grande époque du "James Bond de la goutte". Ceci dit, cela relevait d'un passé révolu qu'il semblait souhaiter ne pas raviver. <br /> <br /> Le boujou vers tes terres ligériennes, <br /> <br /> Jean-François Miniac.
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M
J’adooooooooore ! Merci !
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Y
merci <br /> bonne journée