LE LAVOIR DU CHEFDEVILLE

Publié le 19 Octobre 2017

 

Il est situé un peu avant le centre du village, non loin du cimetière et d'un carrefour avec la grande route. C'est un bâtiment, tout en longueur, au toit à double pente qui descend très bas, avec une belle charpente très certainement conçue avec des matériaux de récupération suite à la démolition d'un bâtiment. Les éléments de celle-ci non débités en scierie mais tirés dans le fil du bois laissent à penser à une construction de la première moitié du 19ème siècle. Il est niché sous de grands peupliers, c'est notre lavoir.

 

Ce 19ème siècle de révolution industrielle va être le siècle d'un lent apprentissage de l'hygiène. Quelques savants et scientifiques, dont Pasteur, vont mettre en évidence la relation entre la transmission des maladies infectieuses (choléra, typhoïde, variole...) par les eaux et les linges sales ou souillés. Ainsi de nombreuses municipalités vont répondre à ces nouvelles conceptions de l'hygiène en construisant des lavoirs couverts, monuments essentiels qui doivent répondre à ce nouveau culte de la propreté mais aussi à des considérations humaines en abritant les laveuses des ardeurs du soleil l'été et des rigueurs du froid l'hiver.

 

Suite à la Révolution de 1848, l'Assemblée Législative vote la loi du 3 février 1851 qui accorde un crédit spécial pour subventionner à hauteur de 30% la construction d'établissements modèles de lavoirs et bains publics couverts. Celle-ci prévoyait que « c'est au lavoir commun que la laveuse trouvera une distribution commode d'eau chaude et d'eau froide, des appareils de chauffage qui lui permettent une économie de temps et qui lui évite le blanchissage dans l'habitation ». Cette loi vise à équiper les quartiers populaires des grandes villes. "Ce ne sont pas ces lavoirs primitifs qu'on rencontre partout en France et qui se composent d'un seul bassin abrité par un toit.... que l'Etat entend encourager..." Les communes vont devoir trouver des solutions pour compléter le manque de finances publiques (souscription en argent ou en nature, matériaux, journées de travail...)

 

 

Toute fontaine n'a pas son lavoir mais tout lavoir est lié à une source. Le nôtre est situé sur un ruisseau, le Chefdeville, qui prend naissance au lieu-dit « Les Fontaines ». Il approvisionne les douves du château et se jette un peu plus loin dans la rivière La Fare, petit affluent du Loir.

 

S'il y a bien un lieu où les hommes ne pénètrent pas c'est bien celui-là. Certains s'arrangent même pour faire un détour de peur d'être victime de quolibets de la part des femmes qui lorsqu'elles sont dans leur domaine ont le droit de crier toutes les vérités et bien d'autres choses encore.

 

Le lavoir est exclusivement réservé aux femmes. On y manipule ce que la famille recèle de plus intime, son linge. La parole n'est pas nécessaire et l'observation du linge témoigne de la prospérité de la maison. Elle permet d'apprendre beaucoup à qui sait interpréter, les souillures, les tissus élimés ou raccommodés : « Tiens, elle lave ses serviettes, ce n'est pas encore pour cette fois. »

Elles s'y rendent avec la brouette lourdement chargée de baquets, battoir, brosses et corbeilles de linge. C'est la « buée », la grande lessive. Laver douze paires de draps, cinq douzaines de torchons, quatre douzaines de chemises de nuit et de jour en toile de lin ou de chanvre, les bas de coton, les tabliers, les chausses, les mouchoirs demande une énergie redoutable.

La lessive se fait à la cendre de bois, celle de chêne et châtaigner est évitée car trop riche en tanins. Des racines de saponaire jouent le rôle d'assouplissant et des rhizomes d'iris servent à parfumer la lessive.

Ainsi installées dans leurs agenouilloirs rembourrés de chiffons ou de paille, bien calées au bord de la pierre à laver, elles frottent à la brosse à chiendent, tapent au battoirs, rincent, tordent le linge qui est ensuite suspendu provisoirement à égoutter sur un chevalet.

 

Certes le lavoir est un lieu de labeur et de grande fatigue pour les femmes mais c'est aussi un espace de liberté, rempli de vie, de bruit et de cancans. « Au lavoir, on lave le linge, mais on salit les gens ». C'est l'endroit où l'on entend « le journal parlé de la paroisse », où l'on tape autant de la goule que sur le linge. Au village on le surnomme « l'hôtel des bavardes », « le moulin à paroles », « la chambre des députés » ou « l'académie de médisances ».

« Vous voulez apprendre les nouvelles, allez au lavoir !» dit-on.

« C'est ici, du matin au soir, que par la langue et le battoir on lessive tout le village. On parle haut, on parle fort. Le battoir bat, la langue mord ».

 

Les cafés leurs sont fermés, elles ne peuvent participer à des réunions masculines, la lessive est leur occasion de rencontres féminines. Les pauses sont prétextes à pique-nique, bouillon ou vin chaud. Elles ont leurs codes et hiérarchie, ainsi la place près de la fontaine est réservée à la plus ancienne. Mais on rit, on chante, on s'engueule parfois mais quand la convivialité s'invite, elle est propice aux confidences qu'elles seules peuvent comprendre. Ainsi quand l'une d'elles dit « qu'elle a glissé sur le chemin du lavoir », il faut entendre qu'elle a trompé son époux ou rencontré un galant.

 

Au 19ème siècle jusqu'à la première guerre mondiale le linge n'est lavé que deux fois par an. La lessive devient mensuelle dans les années 1900, hebdomadaire dans les années 1930. A partir des années 50 l'utilisation du lavoir est progressivement abandonnée. La lessiveuse le remplace puis le lavoir mécanique, la machine à laver et les laveries automatiques.

 

Ancien lieu de vie, le lavoir est devenu un lieu de silence. Condamné à l'inutilité, il ne reste plus que le clapotis de l'eau qui n'emporte plus de traînées savonneuses. Ce bâti communal, petit patrimoine rural au même titre que les loges de vignes ou les puits évoque des souvenirs d'enfance où les paroles de grand-mères qui racontaient leurs dures journées de labeur les mains plongées dans l'eau froide.

Notre lavoir mérite notre attention. Il a occupé une place importante dans l'imaginaire et la vie quotidienne. Il a abrité pendant des décennies le travail banal, harassant, sans gloire des laveuses.

 

C'est un lieu de mémoire, chargé d'histoire que nous nous devons de préserver.

 

 

Je vous recommande le superbe ouvrage de Janine Chartier et Annie Louveau sur les lavoirs en Sarthe. Les auteures ont recensé, photographié, fouillé dans les archives pour raconter l'histoire de ce petit patrimoine de labeur.  On peut également les retrouver sur leur site : https://lavoirs-en-sarthe.fr/

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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P
superbe article
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