LE PARI

Publié le 13 Février 2018

 

Tout a commencé dans une cave de Château-du-Loir, route de Beaumont-Pied-de-Boeuf. C'est bien connu, quand on a fini de goûter la rangée de barriques, on a oublié le goût de la première. Il faut donc recommencer.

C'est là en général que les esprits s'échauffent. On se remonte le « bobéchon* » et chacun se laisse volontiers aller à lancer des paris et des défis dont la démonstration de la force physique est l'unique moteur.

On cherche l'exploit sans trop savoir à quoi on s'engage.

« J'te parie que je le fais !

« Tope la mon gars, j'en suis ! »

 

On fait le malin au comptoir du bistrot mais voilà quand c'est dit, il faut le faire. Il y a des témoins.

Le défi physique était à la hauteur de la ténacité des compères Bellande et Rottereau, deux ouvriers agricoles de Château-du-Loir qui ont fait le pari insensé de transporter chacun une barrique pleine, sur une brouette jusqu'à Tours, soit une distance de 40 km.

Dès que la nouvelle fut connue, ce fut un vrai tohu-bohu. Les journaux locaux en ont fait leurs gros titres. Dans toutes les boutiques et les gargotes chacun y va de son commentaire :

« Y'arriveront pas, c'est trop dur ?

« Y sont fous ! »

« C'est des costauds, j'y crois ! »

 

Les femmes de nos deux gaillards ne voient pas les choses sous le même angle. Elles s'opposent fermement à cette entreprise qu'elles jugent insensée.

« Comme si on n'avait pas assez d'ennuis comme ça ! »

« Si vous vous cassez le dos, on fera comment avec les queniots* ? ».

Les grands-mères pleurent et crient au « bon dieu de gamins. »

Larmes et jérémiades, rien n'y fait, la décision est prise, leur honneur est engagé. Il n'est plus question d'abandonner.

 

Le lundi matin, à l'heure fixée et devant un nombreux public, les deux forçats de la route débouchent sur la place de l'Hôtel-de-Ville avec chacun sur une brouette à roue cerclée de fer une demi-pièce pleine d'eau, soit 125 kilos qui porte la raison de leur trajet peinte en blanc : « Château-du-Loir A Tours ».

Sous les applaudissements, les plaisanteries et les encouragements les deux protagonistes s'élancent à l'assaut de la rue Nationale et arrivent à 11 heures à Dissay.

Après un copieux déjeuner, ils reprennent la route pour finir la journée à la Malle-Poste. Tout le parcours est réalisé sans incidents et de nombreux curieux sont venus encourager les deux gaillards.

 

Après avoir traversé sous les applaudissements le village de La Membrolle, ils débouchent jeudi en fin d'après-midi en haut de la tranchée. Ils traversent le pont de pierre qui enjambe la Loire, descendent la rue Nationale sous les acclamations et stoppent sur la grande place devant le palais de Justice de Tours. L'exploit impossible vient d'être accompli en cinq jours : pari tenté, pari tenu, pari réussi !

 

Le retour à Château-du-Loir est triomphal. Vendredi, vers huit heures du soir, les vainqueurs rentrent chez eux, en véritables héros, escortés par la société de musique. Toute la ville est en liesse. Le maire et le Conseil sont là. Tout le monde veut les voir, les toucher. On chante, on crie, on rit, c'est la fête.

Les épouses pleurent, s'embrassent et les grand-pères jurent leur grand dieu qu'ils ont les fils les plus costauds du canton.

 

 

 

* bobéchon : la tête. On dit aussi se monter le bobochon. Exiter l'imagination

* queniots : les enfants

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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P
Merci pour ce petit moment de plaisir, c'était sans doute une sacrée affaire. Ce qui est intéressant, c'est l'attirail d'un des compétiteurs qui l'aide à porter la brouette, ça semble faire partie de la pratique courante, Je vais faire part de votre blog à monsieur Mauclair de la faculté de Tours pour qu'il me dise ce qu'il en pense. Si au cours d'une de vos rencontre on vous parle de gallerie ou gallery, dites le moi, nous cherchons avec le groupe des prieurés si cette expression a perduré dans le langage courant moderne, avec mon admiration toujours surprise Nicolle
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M
Bonjour, Lequel de ces deux messieurs est le sieur Bellande? Merci d'avance à ceux qui pourraient me donner cette information. <br /> Ma maman m'avait montré cette photo dans le grand livre rouge consacré à Château du Loir en me disant que M.Bellande était de sa famille. Je n'ai pas relevé sur le moment...dommage car maintenant elle a disparue.
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