SEIGNEUR COCHON
Publié le 16 Février 2018
« Coupez des morceaux de poitrine de porc ayant 15 centimètres de long sur 5 centimètres de largeur environ, déposez-les pendant 5 heures dans un vase, avec du sel et un peu de poivre, et faites-les cuire dans la graisse en la faisant fondre. Quand ils sont cuits, placez-les dans un pot très sec et couvrez-les. Ce sont des rillons. »
Lucienne a fini la traite, donné du fourrage aux vaches et aux deux percherons, du grain aux poules et des feuilles de choux aux lapins.
André entre dans la maison avec un grand seau d'eau tiré au puits devant la maison.
« Il a bien gelé cette nuit, dit-il à Lucienne en versant l'eau dans un grand chaudron posé sur un trépied au-dessus des bûches en flammes dans la cheminée. C'est le temps idéal pour ce qu'on va faire » dit-il.
Aujourd'hui à la ferme, c'est l'événement annuel : on tue le cochon et pour préparer un excellent cochon, il faut un bon vent du nord. Plus il fait froid, meilleure est la viande.
Chaque famille a élevé son cochon, quelquefois deux et pendant tout l'hiver on se rendra de ferme en ferme, de famille en famille pour tuer le cochon, le débiter et le transformer.
C'était l'époque où la dictature des normes n'avait pas encore envahi la moindre parcelle de nos vies. Rite paysan en voie de disparition, on pouvait tuer le cochon dans la grange ou le garage sans se préoccuper des cahiers des charges ubuesques et contradictoires de technocrates aseptisés de Bruxelles. C'était du vrai cochon élevé à la campagne dont la chair fraîche, ferme et goûteuse ne connaissait pas le sel ajouté qui capte l'eau pour donner du poids.
Graisse, lard, saindoux et viande de porc dominaient le quotidien, entraient en tout dans la cuisine. Dans le cochon tout est si bon. Conservé dans le sel ou la graisse, on le mange d'un bout à l'autre, tête, pattes, queue, salé, fumé, bouilli, rôtis, filets mignons, jambons, jambonneaux, poitrine, côtelettes, boudin, andouilles, andouillettes et saucisses. Il nourrira toute l'année. C'est ça l'esprit du cochon, il y aura à manger pour tous et pour longtemps.
Le jour se lève à peine. Voisins et amis arrivent les uns après les autres pour donner la main. Pour eux, Lucienne a préparé une bonne soupe et une omelette. Sur la table il y a aussi du pâté, des rillettes, du fromage quelques bouteilles et un pain de 4 livres où chacun peut couper des tranches. Elle alimente le feu sous le chaudron. Il faut beaucoup d'eau chaude et des torchons qu'elle a découpés dans de vieux draps.
Depuis des mois, un an presque, elle surveille et nourrit ses cochons matin et soir. Elle en élève plusieurs à la fois. Une grosse coche a même « goretté » une portée de douze cochonnets roses.
L'élevage est relativement facile et peu coûteux. Pour les nourrir, Lucienne leur prépare des augées avec les restes : toutes sortes de légumes, l'eau de vaisselle, raves, topinambours, pommes de terre, épluchures, châtaignes, glands et depuis quelque temps du maïs bouilli pour l'engraissement. Le cochon est le meilleur nettoyeur. Il sait faire viande et graisse de tout.
« Celui d'aujourd'hui fait bien dans les 300 livres» précise Lucienne.
Tout en mangeant, on planifie, dans le détail, les opérations de la journée. C'est Pierrot, l'ancien boucher qui officie. Tout l'hiver il va aller ainsi de ferme en ferme. Chaque village a son tueur en série assermenté.
Tout est prêt, les bassines et les couteaux. La veille on a préparé les oignons, le persil, le sel et le poivre pour faire le boudin et le pâté.
Tout se déroule sans faille, à la minute près. La bête est attrapée dans la soue, soulevée jusqu'au banc de sacrifice. Elle doit mourir vite, généreuse.
Le sang jaillit dans le seau. Lucienne remue avec une baguette pour qu'il ne coagule pas. Il va servir pour le boudin.
Le cochon a maintenant fermé les yeux sur ce monde. On amène l'eau bouillante. Cinq personnes s'affairent. Elles grattent sans relâche les soies et la couenne rose du cochon est bientôt toute nue jusqu'au bout des ongles.
On a accroché l'animal sur une échelle, la tête en bas. Pierrot l'ouvre avec dextérité et sort la ventrée que l'on nettoie avec l'eau du puits. Tout n'est maintenant que routine.
Chacun a son rôle et répète les gestes appris avec les générations précédentes. C'est un lieu de transmission. Les enfants sont éduqués dans les gestes et les saveurs. Plus tard, en grandissant, ils passeront dans la cour des grands. Certains apprendront à tuer le cochon.
La mort du cochon est une mort créatrice. Elle donne les plats du terroir qui transmettent le goût, la tradition et les savoirs qui unissent les générations. Le cochon c'est le lien, il parle de nos origines.
L'animal n'est pas mort pour rien. On le respecte comme on respecte sa chair qui est découpée dans la règle de l'art. On glorifie sa viande en l'associant avec les meilleurs produits. Il donne le gras nécessaire à la vie.
Aujourd'hui on attaque le boudin, le vrai boudin noir parfumé aux oignons et à la sarriette. Pour connaître l'excellence d'un boucher, goûtez d'abord son boudin, le reste sera du même tonneau dit-on.
Mais le triomphe incontesté, triomphe posthume il est vrai, testament culinaire de ce prince de graisse, c'est ce coulis onctueux, « brune confiture de cochon » du sieur Rabelais, parfumé, savoureux, divin que l'on nomme rillettes obtenues en faisant bouillir à feu doux dans une marmite pendant cinq à six heures de la viande ni trop grasse ni trop maigre en remuant constamment. Les rillons ou « rillauds » ne sont eux que des morceaux cuits par le même procédé mais moins longtemps et demeurés entiers.
L'après-midi on fait les saucisses, le pâté de tête et les jambons.
« Je fais quoi avec les oreilles ? » demande Pierre.
« Donne-les à Gaston, il est sourd comme un pot ! »
Tout le monde rigole.
On a réservé un morceau pour le curé et l'instituteur et chacun repart le soir avec un bout de boudin enveloppé dans un torchon à carreaux.
Le soleil a été de la partie, le vent du nord est toujours là. On a presque « l'onglée* ».
Un vrai temps de cochon !
* "Avoir l'onglée" : avoir froid au bout des doigts. C'est très douloureux.
