CHENU 11 NOVEMBRE 2018
Publié le 11 Novembre 2018

« Si tu veux vraiment te figurer ce qu'est la guerre, imagine... »
« Imagine que tu es né dans un petit village ; qu'à l'école tu t'es fait des amis, des copains ; qu'adolescent, tu as été conscrit ; que tu as fait ton service (deux ans, trois ans après 1913) ; que tu as bu, que tu as ri, chanté avec des copains ; mais qu'un jour, il a fallu repartir, pour le front ; qu'un autre jour il a fallu sortir de la tranchée, la peur au ventre, et charger...Que tu es revenu un peu plus tard presque fou, à la main la main de ton ami d'enfance, son pied, sa tête, et la figure éclaboussée de sa cervelle ; celui avec lequel tu avais chanté et sans lequel il faudrait continuer, pour se griser et se faire croire que la vie reste « normale »...
Si vraiment tu peux imaginer tout cela, comprendre que ce ne sont pas seulement les mots des livres inventés pour faire peur aux enfants et emmerder les élèves ; alors tu sauras un peu ce qu'est la guerre...» (extrait de l'ouvrage - La musique au fusil - de Claude Ribouillault - Editions du Rouergue).

Comme chaque année, avant la cérémonie, un ancien combattant m'a remis sur le revers de ma veste un bleuet, symbole de la mémoire et de la solidarité des combattants.
C'est beau un bleuet. Ça égaie un champ de blé. C'est tellement bleu.
On raconte aussi qu'une femme qui porte un bleuet dissimulé sous son corsage peut faire tourner les têtes des hommes qui croisent son chemin.
Mais il y a un siècle, lorsque le clairon sonna la fin des hostilités, les femmes qui aimaient les hommes qui ne sont pas revenus vivaient leur douleur et leur chagrin en silence et cette petite fleur bleue qui ornait leur corsage rappelait que la guerre tue des hommes, qu'elle fait des veuves et brise des vies.
Auguste Marandeau né le 11 avril 1912 se souvient : « J'ai vu le 11 novembre 1918 à la Grollerie le facteur apporter une lettre annonçant la mort de mon cousin... et en même temps la cloche sonnait et toutes celles alentour pour fêter l'armistice. J'avais six ans et ce moment je me rappelle bien ce que j'ai vu...»

Les cloches se sont tues et, comme il y a un siècle le clairon du chef des pompiers retentit sur la petite place.
Je suis là, comme chaque année face au monument où sont inscrits sur les plaques de marbre les noms des jeunes hommes, dans la force de l'âge, tombés au champ d'honneur.
Quarante noms qui avaient tous entre 18 et 35 ans qui défilent comme un appel aux souvenirs, des noms d'hier qui résonnent sur cette place dans la fraîcheur et la petite pluie de ce matin d'automne.

Sur cette trop longue liste deux hommes portent le même nom. Lehoux Alexandre et Lehoux Emile. Ils étaient frères. Comme des millions de mobilisés, ils ont répondu à l'appel de cette « drôle » de journée du 1er août 1914 quand, à 4 heures de l'après midi, le clocher du village a fait entendre son sinistre tocsin. Puis ils sont partis le 5 août la « fleur au fusil » - enfin peut-être - confiant leurs soucis quotidiens à l'intendance militaire qui les prenait en charge. Leur seule préoccupation était de savoir comment leur mère, leur épouse allaient pouvoir se débrouiller. Ils pensaient comme beaucoup que la guerre serait courte et restaient convaincus qu'ils seraient de retour pour les prochains labours.
Hélas !

Émile est né le 20 novembre 1881 et Alexandre le 3 avril 1893, tous les deux à Chenu. Fils de Lehoux Alexandre-Jean et Houdin Ernestine-Louise. Ils sont cultivateurs, possèdent une instruction primaire et savent lire et écrire. Ce sont des garçons costauds. Comme la plupart des ruraux qui composent le gros des régiments d'infanterie, ils sont habitués à une vie rude et compliquée.
Alexandre est affecté au 153ème Régiment d'Infanterie - Régiment de Toul, caserne Lamarche sous le N° de matricule 9551.
Émile vient du 115ème Régiment d'Infanterie de Mamers, caserne Gaulois. Il devient caporal au 13ème Régiment d'Infanterie le 8 septembre 1914 - Régiment de Nevers - caserne Pittié, sous le matricule 8802.
Envoyé rapidement au front, Alexandre ne verra plus les bleuets chanter dans les blés. Le 9 mars 1915, il est grièvement blessé lors d'une attaque au bois de la Folie à 100 m d'une tranchée allemande à 2 km environ du village de Neuville-Saint-Waast (Pas-de-Calais). Il décède le 15 mai au poste de secours de Neuville. Il est enterré sur place. Il sera inhumé, après la guerre, à la nécropole nationale de La Targette : carré 2 - rang 7 - tombe 477.
Émile, lui, est blessé aux deux mains et au genou par une explosion d'obus le 7 septembre 1916 à la Butte-au-Ménil.
Il écrit à sa famille : «...Deux mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont bonnes pour le moment. Malgré que je suis à l'ambulance qui suit pour douleur aux jambes. Mais vous pouvez croire que ça n'est pas bien grave. Heureusement pour moi. A présent je fais tout pour me tirer des tranchées. Enfin, je vais tâcher d'avoir une convalescence de 10 jours avec ma permission de détente de 10 jours ça me fera 20 jours et s'il fait un temps comme il faut je ferai mon possible pour aller vous voir un peu...».
Émile n'a sans doute jamais su que son frère avait été tué ou s'il l'a su aucun courrier n'en fait état.
Ce qui est triste avec la guerre, c'est que même si on est frère, on ne sert pas dans le même régiment ou la même unité et on ne sait pas vraiment ce qui est arrivé à l'autre pour de vrai, son frère.
Lors d'un coup de main de l'ennemi, Émile est mortellement blessé le 30 juin devant Doumélien près de Domfront dans l'Oise.
Caporal valeureux, d'un moral élevé, d'une belle conduite au feu, Émile a reçu la croix de guerre avec étoile d'argent et a été inscrit au tableau spécial de la médaille militaire à titre posthume (J.O. du 14 novembre 1920). Il est inhumé à la nécropole nationale de Dompierre : tombe 1055.
« Lehoux Alexandre » - « Mort pour la France »
« Lehoux Emile » - « Mort pour la France »
Je suis là face au monument. L'appel aux morts se poursuit. Quarante noms. La voix se fait plus rauque mais le ton ne change pas. Il n'y a qu'une phrase, toujours la même à tel point que je l'entends sans vraiment l'écouter comme une ritournelle qui berce le passage d'une vie à l'autre.
Je pense à ces mères, ces fiancés, ces sœurs qui ont pleuré ceux qui ne sont pas revenus ou qui sont morts des suites de leurs blessures. Qui se souvient de leurs souffrances, leurs privations et de toutes ces tâches qui ont meurtri leurs corps ?

Ces jeunes hommes dont les noms sont gravés sur le marbre du monument étaient sans doute croyants comme la plupart des gens de nos villages au début de ce XXème siècle et je me demande si au moment de mourir ces pauvres garçons ont trouvé la parole apaisante d'un prêtre, d'un pasteur, d'un compagnon d'infortune. Qui sait si celui qui a recueilli ses dernières paroles est peut-être lui aussi parti vers une autre lumière en emportant leur secret ?
Le clairon demande une minute de silence. C'est long une minute quand il faut se souvenir pour ne pas oublier. Oublier la guerre ? On aimerait bien et se dire qu'elle n'a jamais existé mais elle est là partout sur ce monument.
Émile, Alexandre, Joseph, Désiré... auraient pu écrire à la lumière d'une lampe à pétrole ou d'une bougie au fond d'une casemate : «...aujourd'hui, j'ai tué mon premier homme... je n'aurais jamais cru que c'était aussi facile et douloureux à la fois. Je me demande combien on avait d'écart lui et moi, peut-être quelques jours ; s'il avait des frères ou des sœurs, s'il était fiancé ou marié... Je ne risquais pas de savoir puisqu'on ne s'est jamais parlé, et aujourd'hui c'était lui ou moi...»

Dans la semaine, des jeunes mais aussi des moins jeunes sont passés indifférents, ignares et un peu goguenards devant le monument. La liste trop longue des noms gravés dans le marbre ne les interpelle nullement. C'est comme si on égrenait une liste d'accidentés de la route. Cela semble ne pas les concerner.
N'oublions pas que cette guerre, «la der des der» qu'ils disaient, a vidé les campagnes de ses forces vives, ruiné l'agriculture, saigné les villages ruraux et que le massacre de ces pauvres gars sacrifiés a chamboulé notre civilisation et nos mentalités.
Ne jamais oublier !
Un grand merci
A Jacqueline Aubin qui m'a ouvert avec amitié ses archives familiales sur ses deux ancêtres
A mon ami Guth des Prez, spécialiste de la guerre 14-18, pour son extraordinaire travail de recherches et documentation qu'il a bien voulu me confier et notamment sur les soldats de mon village de Chenu morts pour la France.
A Claude Ribouillault – mon cousin – pour le texte d'introduction de cet article extrait de son magnifique ouvrage « La musique au fusil » qu'il a eu la gentillesse de nous dédicacer lors de la parution de la première édition. Les carnets de guerre et de chansons compilées sur le front par notre grand oncle Henri Gautier - enterré à Chenu - sont à l'origine de ce livre sur cette terrible page de notre histoire.

