LE VIN DE POMME

Publié le 26 Novembre 2023

Aquarelle et pastel

 

 

 

A la sortie du village, sur la route de Château-du-Loir, on peut voir de vieux bâtiments que les orties et les ronces gangrènent petit à petit. Abandonnés depuis une bonne soixantaine d'années, ils ont abrité une cidrerie, vraisemblablement construite dans l'entre-deux- guerres. A cette époque tous les champs et les cultures étaient occupés par des pommiers à cidre et un peu partout dans les communes environnantes on fabriquait du cidre.

Les agriculteurs de la commune récoltaient leurs pommes qu'ils amenaient à la cidrerie qui elle-même allait en acheter jusque dans le nord de la Sarthe.

 

 

 

La production était écoulée en grande partie sur Tours dans les bars et restaurants. Le cidre était conditionné dans des petits tonneaux de 60 litres ou dans des flacons d'un litre magnifiquement sérigraphiés en blanc : « cidre doux de la Sarthe de la Bluettière » dont le propriétaire était un certain Abel Pellerot.

 

 

Vieux pressoir et mécanisme cidrerie de la Bluettière. cliché Yves de Saint Jean

 

Un ancien responsable aux cheveux grisonnants habitant le village a bien voulu m'ouvrir la porte grinçante des vieux bâtiments. Là, trône dans l'oubli, la poussière, les déjections d'oiseaux et les toiles d'araignées, l'ancien pressoir, des toiles de jute qu'à l'époque on remplissait de pommes broyées et quelques casiers de bouteilles vides.

La visite, un peu nostalgique de cette ancienne activité du village m'a donné l'idée de consacrer ce billet à ce « vin de pommes », le cidre, consommé en quantité un peu partout dans nos campagnes. Louis, mon grand-père, en fabriquait lui aussi, dans son pressoir abrité sous un vieux hangar. Haut comme trois pommes, à l'époque, je me souviens très bien qu'avec mon petit seau, je l'aidais à remplir son tonneau en goûtant à chaque voyage un peu du jus sucré.

 

 

 

Pommiers en Pays d'Auge Aquarelle Yves de Saint Jean

 

 

« Le cidre est une boisson qui fait rentrer en soi, qui rend sérieux, ferme et solide, qui fait la tête froide et le raisonnement sec, une boisson qui ne grise que la dialectique des intérêts. Après de la bière, on écrirait un traité sur Hegel ; après du champagne, on dirait des sottises ; après du bourgogne, on en ferait ; après du cidre, on rédigerait un bail… » ainsi parlaient du cidre, Edmond et Jules Goncourt.

 

 

Le « vin de pomme »

 

 

Savez-vous que si la pomme est vieille comme le monde, le cidre, par contre est d'un usage récent et le dernier venu de nos boissons nationales ?

Les plus anciens textes parlent du vin, mais c'était la boisson des nobles, riches et militaires, si l'on en croit la tapisserie de la reine Mathilde où l'on voit les compagnons de Guillaume charger leurs navires avec des tonneaux qui sont des fûts de vin.

Le petit peuple, lui, buvait une sorte de bière qu'on appelait la « cervoise » à base d'orge et parfois d'avoine.

On sait que déjà dans l'Antiquité les Sumériens, il y a 4000 ans, consommaient des boissons enivrantes à bases de fermentation de fruits sans que la recette ne s'approche véritablement de celle de notre cidre. Les Hébreux buvaient le « chekar », les grecs le « sikera », quant aux gaulois, l'historien, géographe et voyageur grec Strabon décrivait l'abondance de pommiers en Gaule.

 

 

 

 

L'origine de ce « vin de pomme » n'est pas clairement identifiée et est plus que jamais contestée puisque plusieurs en revendiquent la paternité. Elle perdure notamment au centre de la rivalité entre la Normandie et la Bretagne, au même titre que la possession du Mont-Saint-Michel. Le Pays Basque ou encore les Côtes Nord espagnoles avec le « Sidra » auraient eux aussi dessiné les prémices de vins de pommes aigres et secs. Un guide du 12ème siècle informait que les pèlerins en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle proposaient des pommes et du cidre en abondance. On cite encore, qu'à peu près à la même époque, de nombreux échanges maritimes le long de l'Atlantique et de la Manche auraient facilité le troc de greffons de pommiers.

 

 

 

 

L'invention du pressoir

 

 

Il y avait bien une boisson tirée de la pomme, mais c'était un jus obtenu en jetant de l'eau, parfois chaude, coupée avec du miel sur des fruits coupés. Il résulte de divers témoignages que le procédé ne fit pas recette. Charlemagne lui-même, le grand Empereur, ne parvint pas à l'imposer dans ses métairies où il recommanda cependant que l'on en fabriquât.

On raconte que les Saints en buvaient pour se mortifier... Raoul Tortaire, moine né à Gien en 1063, crut qu'on en voulait à sa vie lorsque à Bayeux, au 10ème siècle, on lui en offrit une coupe.

 

Il faut attendre le 12ème siècle, c'est-à-dire avec l'invention de la « tour à piler » (le pressoir) et le moment où les abbayes s'enrichissent et prennent de l'influence. Comme pour le champagne, c'est par les moines que le cidre va s'affiner et prendre de la qualité. Les poètes comme Guillaume le Breton chantent en vers latins les fruits du pommier et le cidre du Pays d'Auge. Plus tard, Julien le Paulmier, médecin protestant du Cotentin, publiera un traité en latin du cidre et du vin traduit par son élève Jacques de Cahaignes. Gilles le Bouvier, écrivain, voyageur rapportera dans ses chroniques à Charles VII que la Normandie produit « grand foison de pommes et de poires, dont on fait le citre (cidre) et le poiré, dont le peuple boit ».

C'est l'époque où les prieurés installent dans leurs caves des tonneaux gigantesques. On en connaît où l'on pouvait introduire un cheval attelé même chez les paysans car ils vendaient leur cidre et il fallait le loger d'une année sur l'autre.

 

Enfin, on perçoit la dîme du cidre. C'est bon signe : cela veut dire que l'on peut en boire. En quelques années le cidre va prendre un grand essor dans tout l'Ouest : Bretagne, Normandie, Maine, Picardie, l'Ile de France, Pays Basque... Par l'intermédiaire des abbayes qui possèdent, de l'autre côté de la Manche d'importants domaines, il va, comme Guillaume, conquérir l'Angleterre. Tandis que les vignobles s'étiolent, les pommiers s'étendent. On plante dans les pâtures, dans les cultures, la charrue passe et repasse au pied des arbres et l'on ramasse les pommes dans les chaumes. C'est l'époque où le cidre devient alors la boisson la plus consommée devant la cervoise ou le vin.

On plante même auprès des cimetières sans que l'on sache exactement si c'est par nécessité ou par reconnaissance...

 

« On plante les pommiers aux bords

Des cimetières, près des morts,

C'est pour nous remettre en mémoire

Que ceux dont là gisent les corps

Comme nous ont aimé boire. »

Jean Le Houx (1550-1616)

 

 

 

 

Des pommes aux noms qui chantent

 

 

Autrefois, dès le mois d’août et septembre on commençait à ramasser les « pommes quétines » celles qui étaient tombées avant maturité. On en faisait un premier cidre de piètre qualité car il ne faut rien gâcher. Toutes les espèces de pommes n’arrivant pas à maturité en même temps, la récolte peut s’étaler de septembre à novembre.

On choisit toujours de ramasser en lune descendante, « la pilaison » n’en sera que meilleure.

A cette époque les paysans entraient sur les prairies avec leurs gaules et grands paniers par temps sec et seulement lorsque la moitié des pommes était déjà tombée. Tout le monde participait, même les enfants scolarisés qui recevaient une autorisation spéciale pour aider à la récolte familiale. Les fruits étaient stockés dans des sacs de 10 à 20 kg sous abri.

Aujourd’hui pour les grands vergers, la récolte est totalement mécanisée.

 

 

 

 

Toutes ces pommes aux couleurs rouge, jaune et vert portent des noms charmants : Antoinette, Binet, Beurrière d’Aumale, Brassard, Dello, Doux Normandie, Rouge Barbarie, Frequin Lajoie, Judaine, Gros Coco, Roquet Bretagne, Peau de Chien, Binet-Rouge, Doux-Evêque, Amère-douce, Belle-Cauchoise, Amère de Surville, Saint-Laurent ou encore Haut-Bois de l’Orne, Tardive de la Sarthe...

Elles sont douces, douces amères, amères ou acidulées aigres. Comme pour le vin, on pratique des assemblages qui donnent la typicité du terroir et du producteur. Il y a des crus de cidre comme il y a des crus de vin. On dit aussi que certaines variétés « font leur cidre toute seule » comme l’Antoinette ou la Muscadet de Dieppe. Contenant une heureuse proportion de sucre, tanin et acidité, elles peuvent donner un bon cidre sans avoir recours à des assemblages.

 

Il y en a pour tous les goût et pour chaque étape d'un repas. Le niveau de sucre définit si le cidre est brut (peu de sucre), demi-sec et doux. L'intensité des bulles nous dit s'il est tranquille, pétillant, perlant ou effervescent, tout comme le vin.

Sa robe peut aller d'un jaune pâle à celui d'ambré, voir rosé grâce aux pommes à chair rouge.

 

 

Cidrerie Goulard Château-du-Loir

 

 

Taxes, industrialisation, guerres mondiales

 

 

Dès la fin du 17ème siècle, l'Etat se met à favoriser le vin aux dépens du cidre difficilement contrôlable et donc imposable. Ce dernier subit une pluie de taxes et d'interdictions de consommations dans certains lieux. L'urbanisme et le développement de l'industrialisation du début du 19ème siècle porte un coup fatal aux vergers qui se meurent.

C'était sans compter avec l'arrivée de la crise du phylloxéra qui durant une bonne cinquantaine d'années va détruire la quasi totalité du vignoble français et européen et sauver la filière cidricole. La demande s'emballe et la production de cidre quadruple en 30 ans.

Au moment de la première guerre mondiale, les producteurs de cidre sont appelés à fournir de grosses quantités destinées à la distillation pour la fabrication de carburants. La qualité n'est plus au rendez-vous et le vin revient dans les tranchées.

Les bombardements de la seconde guerre mondiale vont détruire une bonne partie des vergers normands. Les arbres dits à basse-tige vont alors remplacer ceux qualifiés de haute-tige car moins rentables.

Il faudra près de 50 ans pour que la filière cidricole redore son blason et revienne sur la table. 1996 verra les premières créations d'AOC.

 

 

Pommiers à cidre région de Château-du-Loir vers 1900

 

 

Cuisine et vertus

 

 

Certains esprits chagrins diront, peut-être, que mon billet « ne vaut pas un coup de cidre » selon l'expression consacrée. Je leur répondrais que depuis ses débuts jusqu'à l'ère moderne, s'il est déconseillé aux diabétiques, de nombreux praticiens ont vanté les vertus curatives du cidre.

A la fin du 19ème siècle, Edouard-Pierre-Léonor-Dumont trouva au cidre des propriétés prophylactiques pour lutter contre la « gravelle » ou « maladie de la pierre » qui provoque des calculs rénaux.

Le médecin protestant, Julien Le Paulmier de Grantemesnil, devenu hypocondriaque à la suite du massacre de la Saint-Barthélemy, retourna s'installer dans sa Normandie natale et, persuadé, dit E. Haag (historien protestant), « qu'il était guéri par l’usage du cidre de palpitations du cœur qui lui étaient restées à la suite des journées de la Saint-Barthélemy où il avait vu périr plusieurs de ses amis et où il avait couru lui-même de grands dangers... »

En 1747, le médecin anglais à bord du Salisbury, James Lind, a testé avec un certain succès le cidre sur des marins scorbutiques.

En cuisine le cidre fait merveille avec son goût sucré et acidulé. Il est un élément important pour accompagner des plats de poisson, volaille, veau, lapin ou pour la préparation de sauces. Il faudrait un volume entier pour en dévoiler tous les secrets. Que dire des crevettes grises sentant la mer, ébouillantées au cidre frémissant ou du bœuf au cidre qui selon la légende remonte à l'époque médiévale ?

N'oublions pas qu'il est la matière première d'un alcool réputé : le Calvados qui est à la pomme ce que le Cognac est au raisin.

 

 

Enfin pour l'anecdote, en 1910, on enregistra la plus grande consommation de cidre dans la région rennaise avec plus de 400 litres par an et par habitant. Il est vrai qu'à cette époque le slogan « à consommer avec modération » n'existait pas.

 

 

Bonne semaine  !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #gastronomie

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