LE CHAPON CENOMAN
Publié le 29 Décembre 2024
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_a5ca77_tour11.jpg)
Il y a quelques jours, j'ai publié un billet sur ce sublime ténor de basse-cour, messire le coq.
Mais si le bel emplumé, emblème de notre nation, honore et règne en maître incontesté sur le poulailler, « saint Gallus » est aussi devenu martyr, sacrifié sur l'autel de la gastronomie. Les scrupules ont alors cédé le pas aux plaisirs de l'assiette. Il est devenu coq au vin ou mieux encore : chapon. C'est à ce dernier que je consacre aujourd'hui ce billet.
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_332fa1_poule-3.jpg)
Le chapon roi de la fête
Au moment où le chapon arrive sur la table des fêtes de fin d'année, il y a toujours l'invité pour sortir la bonne blague : « une poule cha pond mais un chapon cha pond pas ». Comme on le sait, un chapon est un coq qui a été castré et ça change tout, surtout pour lui, évidemment, mais aussi pour le consommateur au moment de la dégustation, car cette volaille, peu préoccupée à courir après les poules, est grasse et moelleuse à souhait.
L'idée de castrer un poulet peut paraître étrange et quelque peu barbare mais ce n'est pas nouveau du tout. Le chaponnage, c'est-à-dire le fait d'enlever les attributs sexuels de notre poulet, pratique extrêmement délicate, s'apparente en fait à ce que l'on fait subir au jeune veau quand on le destine à devenir un bon bœuf bien gras et apparemment, ça ne choque personne.
L'invention du chapon remonte à la Rome antique, du temps de la République Romaine. On le sait, les Romains étaient raffinés et très imaginatifs lorsqu'il s'agissait de gastronomie. Dans son « Histoire Naturelle », écrite au premier siècle, Pline l'Ancien raconte ce qui pourrait être à l'origine de cette idée de castrer les coqs. Ainsi, un sénateur romain, Caius Fannius Strabo, consul en 161 avant notre ère, fit voter par le Sénat une loi somptuaire qui interdisait de servir, par banquet, plus d'une poularde nourrie au grain, et obligeait d'élever les poules dans les rues et non plus dans les maisons. Il s'agissait ainsi de limiter la consommation de grain pour la réserver à la fabrication de farine et à l'alimentation de la plèbe. Il s'agissait de revenir à l'idéal de frugalité préconisé par Caton le Censeur, les nouveaux Romains étant contaminés par le luxe des Grecs qui avaient inventé l'engraissement des poulardes. Les riches Romains furent atterrés par cette décision. Mais leur fertile imagination n'étant pas en reste, pour contrer cette loi, les éleveurs découvrirent que le coq castré prenait rapidement du poids. Ils inventèrent ainsi le chapon. Légende ou réalité, peu importe, il n'empêche que Pline l'Ancien connaissait l'existence des chapons.
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_f95bd8_la-bande.jpg)
Chapon du Mans
« Les gros chapons du Mans sont estimés, tendres et de bon manger en tout lieu du royaume », ainsi s'exprimait Pierre Belon dans son ouvrage « l'Histoire de la nature des oiseaux ». Rabelais, Olivier de Serres ne juraient que par le « chapon du Mans » que l'on nomme aussi « poularde du Mans » ou encore « gélinotte du Mans » selon les appellations. La volaille sarthoise est de grande taille, au plumage noir à reflets verts. Elle possède des oreillons blancs et une crête frisée. La poule pèse de 2,5 kg à 3 kg et jusqu'à 4 kg pour le coq. Sa chair fondante, fine et moelleuse était reconnue dans tout le pays. Le Moyen Age en a fait son plat fétiche. Elle a régalé les tables de Mazarin et Louis XIV et figuré aux menus des plus grandes réceptions.
Scarron, à qui l'on doit les célèbres Mazarinades pendant la fronde, découvrit à son arrivée au Mans que ladite cité servait de patrie aux chapons. Ainsi les évoque-t-il dans un épître à Mme de Hautefort :
«Vous dirais-je quelque nouvelle
Des Mancelles et Manceaux
De qui les chapons sont si beaux... »
Célébré par Racine dans « Les plaideurs » ou Jean de la Fontaine dans « Le faucon et le chapon », glorifié par la Comtesse de Ségur, Alexandre Dumas ou Brillat-Savarin, ce joyau du plaisir de l'assiette à la française est de renommée séculaire.
Avec Brillat-Savarin dans sa « Physiologie du goût », le chapon entre de plain-pied dans la gastronomie : « Trois pays de l'ancienne France se disputent l'honneur de fournir les meilleures volailles, savoir : le Pays de Caux, Le Mans et la Bresse. Relativement au chapon, il y a du doute, et celui qu'on tient sous la fourchette doit paraître le meilleur ; mais pour les poulardes, la préférence appartient à celles de la Bresse... »
Ne soyons pas chauvins au point d'en être aveugles.
Le chapon du Mans serait issu de deux races de volaille la « La Flèche » et la « Le Mans ».
Une querelle qui ne date pas d'hier a opposé ces deux gallinacées quant à la préséance dans l'élevage des volailles.
Grimod de la Reynière raconte : « d'abord Le Mans et La Flèche se disputeront jusque dans le sanctuaire des lois et sur le charmant théâtre du vaudeville, la gloire de nous envoyer les plus succulentes volailles ; et la Bresse seule pourra les mettre d'accord en les départageant. »
Vieille et vaine querelle, l'arrivée de Loué, sur le sujet, renverra dos à dos ces deux rivales.
Une chose est sûre, la race La Flèche, volaille noire et élégante est propre à l'engraissement. Un article de la revue « La Vie à la Campagne », paru en 1910, en conseille même l'adoption aux éleveurs soucieux de qualité : « d'ailleurs elle a fait ses preuves en établissant la réputation si méritée des Poulardes du Mans. » Dans ces régions de petites exploitations, l'élevage des volailles constituait un apport non négligeable par une main d'œuvre abondante et essentiellement féminine. Ne dit-on pas que la basse-cour c'était l'argent et l'affaire des femmes ? »
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_16f9c8_tour10.jpg)
Bon coq n'est jamais gras
Tout paysan vous le dira, « bon coq n'est jamais gras ». Pour l'engraisser, il suffit de prendre les mesures qui s'imposent.
« Nous ne nous sommes pas contentés des qualités que la nature avait données aux gallinacées ; l'art s'en est emparé, et sous prétexte de l'améliorer il en fait des martyrs...»
Le chapon est donc un coq châtré.
Le chaponnage, opération technique délicate, s'effectue vers la septième ou huitième semaine au moment où apparaissent les caractères sexuels.
Privés de ses attributs mâles, les chapons changent de comportement, plus calmes, moins agressifs. Ils deviennent doux et sociables. Le « Larousse Ménager » conseillait même d'utiliser au mieux ces nouvelles dispositions et de les faire ... couver.
Ils perdent leur chant, mais mangent plus et engraissent.
Installés dans des enclos herbeux pendant cinq à sept mois, ils peuvent circuler librement conférant ainsi à la viande une texture et une saveur remarquables. Dans le dernier mois de l'engraissement, ils sont placés en semi-obscurité et soumis à un régime lacté, hier mie de pain et lait cru, pour attendrir la chair.
Cette pratique parachève la finesse de la viande et son blanchissement.
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_d27e92_20241224-161817-1.jpg)
Volaille d'exception
Une chair délicate, fine, persillée, ferme et moelleuse, place le chapon au-dessus de la dinde dans l'échelle gastronomique, et les recettes pour le préparer sont nombreuses. Mais nulle ne lui convient mieux que la plus simple : le faire rôtir, sans aucun autre accommodement.
Parlant des poulardes mais cela vaut aussi pour le chapon, Grimod de la Reynière précise : « si cependant dans une matière aussi grave, il nous est permis d'avoir un avis, nous oserons dire que c'est déshonnorer une poularde fine que de la manger autrement qu'à la broche. »
Sous la Révolution on le servit avec une sauce Aurore (béchamel colorée en rose par de la tomate). Alexandre Dumas dans son « Grand Dictionnaire de Cuisine » nous en détaille de multiples recettes : chapon au gros sel, aux écrevisses, au champagne, au cidre, au riz, à la cavalière et même un cari de chapon à l'indienne ; surtout, il nous parle du chapon farci aux truffes et nappé d'une sauce aux truffes qui aura le plus bel avenir.
Les amateurs de bons vins l'accompagnent d'un vieux sauternes, les autres peuvent choisir un pomerol, un bourgogne rouge ou encore un vin de Loire, bourgueil, chinon, sancerre ou des vaux-du-Loir.
Reconnaissons que le chapon de Bresse bénéficie d'une image de marque haut de gamme. Classé quatrième produit gastronomique du monde derrière le foie gras, le homard et la truffe, il est aussi très cher. Il est le seul à pouvoir bénéficier d'une AOC, tels les grands crus. Cette loi AOC définit de façon très précise la zone, la race et les conditions d'élevage (logement, alimentation) et l'âge d'abattage (8 mois minimum) donnant droit à ce titre de volaille de Bresse, contraintes qui peuvent justifier le prix élevé, surtout si l'on tient compte de la mortalité due aux ratés du chaperonnage mais aussi aux prédateurs du fait de l'élevage en plein air.
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_fe2a61_poule-7.jpg)
Le chapon sarthois oubli et renaissance
En Sarthe, l'origine de ce savoir-faire semble se situer dans la région de Mézeray (canton de Malicorne), dont les gélines engraissées faisaient fureur dès le 16e siècle.
Pourtant, à la fin du 19e siècle, sans doute en concurrence avec de nouvelles races, la poule Le Mans perd de sa notoriété. Néanmoins, jusqu'à l'approche de la seconde guerre mondiale, les marchés du Mans, Loué, Sablé, La Flèche étaient encore riches des volailles qui faisaient leur réputation.
C'est à partir de cette période troublée que s'estompe pour ne pas dire disparaît la tradition du chaperonnage en Sarthe. La transformation de l'agriculture et l'exode rural massif en direction des villes, vers la fin des années cinquante, l'avènement de l'aviculture industrielle lié à l'individualisme de plus en plus marqué du consommateur, allaient entraîner la fermeture des basses-cours traditionnelles.
Sur les marchés, vendeurs et acheteurs se firent de plus en plus rares.
Dans les années 1980, alarmés par la disparition de toute une tradition historique et soucieux de la perpétuer, quelques éleveurs passionnés accompagnés de vétérinaires vont entreprendre les premiers travaux de reconstruction de la race « Le Mans » puis la faire reconnaître auprès de la Société Centrale d'Aviculture de France (S.C.A.F.).
On leur doit la renaissance de notre chapon cénoman*.
Il a fallu maintes recherches, une exigence sans failles et beaucoup de détermination pour réussir.
Vaincre l'oubli n'est pas chose aisée.
Désormais le chapon sarthois trône de nouveau sur les tables festives, les étals des volaillers et figure sur la carte des meilleurs restaurants. Il y aurait, s'il n'était question de chapon, matière à lancer un vibrant cocorico...
Gardons-nous de cette vanité peu sarthoise, un peu de fierté suffira.
* Cénoman : peuple gaulois établi dans le Maine
Bonne semaine !
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_8fb3b2_20220903-175052-2.jpg)
/image%2F2192780%2F20241229%2Fob_73ef39_20241211-153938.jpg)
.