LES ETAMINES DU MANS
Publié le 26 Janvier 2025
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Quand on parle du Mans et de la Sarthe comme d'une terre d'innovation, on pense à l'automobile, aux Bollée ou à l'aviation avec les frères Wright, mais ni aux étaminiers ni aux ciriers. Ces deux dernières activités firent la prospérité de la ville et du département au 17e et 18e siècle, période d'une grande richesse mais oubliée voire méconnue.
Ce premier billet est consacré à cette étoffe de laine précieuse : l'étamine.
« Un fabricant imagina de faire des étamines de laine teinte, brisée au peigne, en couleur de gorge de pigeon, dont le grain réussit. Ensuite, il fabriqua de ces mêmes étamines qu'on nomme aujourd'hui étamines camelotées, ou à menu grain, toute laine, qu'il passa au blanc à fleur de soufre pour l'usage de quelques communautés religieuses ; il en fit ensuite teindre de diverses couleurs ; la seule étamine noire prévalut toujours pour ce genre d'étoffe sèche de nature : successivement, il fabriqua des étamines à double chaîne, autrement dites à gros grain, qui réussirent également. » Texte de François Véron sieur du Verger, négociant en étamines, secrétaire perpétuel du Bureau de la Société d'Agriculture de la généralité de Tours en 1761 à propos de son aïeul Jean Véron (1627-1689).
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Une étoffe de réputation internationale
Au début du 18e siècle, le Mans est une ville provinciale de taille moyenne d'une population d'environ 16000 habitants dont près du tiers vit de la fabrication et du commerce de l'étamine, cette étoffe de laine précieuse un temps appelée « véronne » qui va faire la renommée de la cité au 17e et 18e siècle.
Une famille est à l'origine de l'invention de ce tissu et du développement de son commerce qui tira l'essor de la région mancelle : les Véron.
Le membre le plus célèbre de cette famille, oublié de l'histoire, n'est autre que François Véron de Forbonnais (1722-1800), l'économiste physiocrate, auteur, entre autre, des « Eléments du Commerce » en 1754. (Le blog prépare un article sur cet étonnant personnage.)
La réussite de François de Forbonnais contribua à focaliser l'attention des historiens sur la généalogie de l'homme, glorifiant sa famille. Il semble, en effet, que l'innovation de l'étamine dite du Mans revient, dans les années 1650, à Jean Véron, son grand-père, maître serger*, fils de maître serger, demeurant, comme ses semblables du textile, dans les bas quartiers du Mans, sur les bords de la rivière.
Guillaume Véron l'aîné, le grand-père de François, est considéré comme un inventeur hors norme, tandis que ses trois fils, Guillaume Véron le jeune (1692-1741), Véron Duverger ( 1695-1780), le père de François Forbonnais et Véron de La Croix (1704-1758) vont s'occuper du développement et de la commercialisation de l'étamine du Mans à l'international.
Nous sommes là face à une véritable dynastie entrepreneuriale, principale animatrice de la vie économique mancelle et sarthoise durant la première moitié du 18e siècle.
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Qu'est ce que l'étamine ?
Dans l'encyclopédie, rédigée dans la seconde moitié du 18e siècle sous la direction de Denis Diderot et Jean d'Alembert, l'étamine est ainsi définie :
« Etamine ou étoffe de deux étaims*, si vous fabriquez une étoffe dont la trame ne soit point velue, ainsi qu'il y en a beaucoup, mais où cette trame soit de fil d'étaim ou de laine peignée comme la chaîne, vous aurez une étoffe lisse, qui eu égard à l'égalité ou presqu'égalité de ses deux fils, se nommera étamine ou étoffe à deux étaims. Une étoffe fine d'étaim sur étaim à deux marches et serrées au métier, sera l'étamine du Mans. »
Il s'agit d'une étoffe de laine fine et légère, de haute qualité.
Pour la fabriquer, on utilise la laine la plus longue et la plus fine, celle du dos et du haut des cuisses de l'animal, le surplus de la toison, ainsi que le résidu du peignage entre dans la fabrication de droguets*.
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Fabrication
Tout commence par la tonte des moutons à l'aide de ciseaux appelés « forces ». La laine est ensuite dégraissée dans l'eau chaude pour la débarrasser du suint en la foulant au pied. Elle est mise à sécher, puis confiée au fabricant qui procède à son battage pour éliminer les impuretés.
Trempée dans l'huile d'olive pour l'assouplir elle est peignée par le « peigneur » ou « tireur d'étaim » à l'aide de peignes en fer chauffés au charbon de bois dans une potine placée à ses pieds.
Sorti de la maison du fabricant, l'étaim est confié aux fileuses, femmes et jeunes filles qui le filent à domicile au petit rouet manœuvré à la main, bien différent du grand rouet plus rustique destiné à la fabrication de toile.
La filature de l'étamine est un travail délicat et absorbant. Un métier entretient quatre à cinq fileuses. Ensuite, viennent les opérations de dévidage, d'ourdissage et de préparation de la chaîne dans l'atelier du fabricant où peuvent battre jusqu'à cinq ou six métiers sur lesquels travaillent les compagnons. Les maîtres à façon travaillent seuls dans la maison familiale. Le tissage d'une pièce d'étamine longue de 50 mètres et large de 60 centimètres demande, selon la qualité et le nombre de portées à la chaîne, d'un à trois mois de travail. Le nom du maître fabricant est inscrit aux deux extrémités de la pièce.
Cette pièce fabriquée passe ensuite entre les mains du marchand qui concentre au Mans toutes celles achetées au sortir des métiers, sur un rayon étendu puisqu'il va de Château-Gontier à Mondoubleau en Loir-et-Cher en passant par Château-du-Loir, de Mamers à Durtal en Maine-et-Loire en passant par Nogent-le-Rotrou, Bonnétable et Beaumont...
Dégraissée dans l'atelier du marchand, la pièce est confiée au teinturier. Il y en a cinq ou six spécialisés au Mans.
La pièce est passée au « pied de guède » (bleu d'indigo) puis au beau noir demandé par les principaux utilisateurs que sont le clergé, les gens de robe et la noblesse puis une bourgeoisie en capacité de consommer des articles aussi dispendieux. On utilise à cet effet des ingrédients naturels : indigo, noix de galle tirée du chêne, « bois d'Inde », venus en bûches rougeâtres des iles tropicales, alun d'Italie pour fixer la couleur. Après un deuxième foulage au « moulin à foulon », viennent les derniers apprêts auxquels Le Mans doit sa réputation : le « chardonnage » avec des têtes de chardon cultivés à cet usage.
Pour obtenir une étamine blanche, le tissu est placé dans un « soufroir » (étuve) dans lequel on fait brûler du soufre ; la vapeur ainsi dégagée blanchit la laine. C'est ce qu'on nomme blanchiment à fleur ou blanchiment de Paris.
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Il apparaît que le tissu atteint sa perfection grâce à une nouvelle invention de Guillaume Véron, le deuxième fils de Jean Véron, un moulin à fouler les étamines avant et après la teinture. Invention que l'intéressé présenta le 22 mars 1712 en vue du maintien du privilège particulier qu'il avait obtenu en 1699 du conseil du commerce et des manufactures :
« Ledit Véron s'étant appliqué à rechercher la perfection de l'apprêt de ces sortes d'étoffe aurait à cet effet inventé et fait construire en sa maison un moulin servant parfaitement à dégraisser, dégorger et laver ses étamines avant et après la teinture, après quoi, par un secret dont il a pareillement fait la découverte, il leur donne l'apprêt et le lustre, ce qui lui réussit de telle sorte que tous les marchands, soit du dedans, soit du dehors du royaume, faisant commerce des étamines du Mans, auraient distingué les siennes de toutes les autres et reconnu qu'elles étaient du meilleur usage, ce qui les fait appeler par distinctions des « véronnes ».
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150 ans de succès et des opulents négociants
Au milieu du 18e siècle le commerce et la fabrique est au plus haut. 800 métiers en étamines battent dans la seule ville manufacturière du Mans (16000 habitants), assurant l'emploi de quelque 6000 personnes dont 4000 fileuses. Bonnétable compte 161 métiers, Beaumont 92, Saint-Calais 63, Mamers (qui se consacre surtout à la fabrication de toile de chanvre) 46, La Suze, 39, La Flèche 32, Sablé 11, Parcé 24, Château-du-Loir 27.
Au total, dans toute la province, c'est plus de 2000 métiers qui battent pour fabriquer chaque année de 20 à 25000 pièces.
A côté de ces étoffes fines, nos régions se distinguaient aussi par la fabrication de toiles plus rustres et plus communes dont on faisait des draps mais aussi des vêtements destinés aux gens du peuple (jupes, corsages, coiffes, vestes, culottes, manteaux, tours de lits, rideaux...).
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Au cours du 18e siècle, les centres régionaux qui avaient assis leur puissance économique sur la concentration et le commerce des étamines et des toiles dominaient leur proche région ; déjà ces centres urbains, parmi lesquels Le Mans et Nogent-le-Rotrou (pour les étamines du Perche), s'étaient taillés de véritables bassins d'emploi : nul bourg, nul hameau, où ne se fit sentir plus ou moins le pouvoir de la ville et de ses quelques négociants.
Les pièces réalisées, le marchand confectionne des « balles » d'étamines en grosse toile de chanvre. Chacune comporte une dizaines de pièces prêtes pour une lointaine exportation. Les 2/3 de la production partent vers l'Italie (4000 pièces par an vont au seul royaume de Naples), dans la péninsule ibérique, en Amérique du sud espagnole et portugaise, aux Antilles.
Le produit des ventes pouvant ne rentrer qu'au bout de dix huit mois ou deux ans, il leur faut disposer d'importants capitaux et fonds de roulement, se chiffrant par centaines de milliers de livres (on dirait aujourd'hui millions d'euros). Se constituent alors des fortunes qui « grossissent comme potirons ».
Pour comparaison, un peigneur de laine gagne moins d'une livre par jour soit 300 livres par an. Le marchand Charles-Dominique Cureau, au milieu du siècle, fait teindre chez un seul teinturier en l'espace de trois mois 423 pièces et en expédie en une année près d'un millier. Joseph Plumard de Rieux, qui s'installe, fortune faite comme armateur à Nantes, a dans son magasin du Mans 529 pièces d'une valeur de 60000 livres ; Pierre Granier en possède 1333 estimées à 150000 livres (environ 2 millions d'euros) dans son magasin « et dans tous les endroits où il en a envoyées pour son compte ».
Seules quelques familles de négociants, vont devenir de véritables dynasties au cours du « Grand siècle », et s'accaparer le commerce des étamines. On en compte tout au plus une dizaine par centre régional. Au Mans les mêmes noms apparaissent régulièrement. Ce sont les Cureau, Véron, Des Granges, Montarron, Garnier, Nouet, Fréart, Bodier ; à Nogent, Pinceloup de la Moustière.
Des jalousies et des haines éclatent à plusieurs reprises. Au Mans comme à Nogent la concentration du commerce entre les mains de ces quelques familles entraîne des luttes féroces entre gros négociants et maîtres fabricants mais encore, quant à la production, entre ces derniers et les compagnons qu'ils emploient.
Des enquêtes officielles sont menées par les agents de l'Intendant. Tous constatent les faits et certains déplorent l'appétit immodéré des riches marchands « qui prennent trop sur les petits fabricants ».
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Une fin peu glorieuse
Dès les années 1750, l'industrie étaminière entre dans une phase de déclin. Une succession d'évènements tant économiques que politiques en sont à l'origine. La lutte pour les marchés étrangers avec l'Angleterre, la Hollande ou l'Allemagne, les conflits militaires interminables, les difficultés de navigation empêchant l'exportation par voies maritimes, la fermeture des débouchés, le traité de commerce de 1786 ouvrant à l'Angleterre l'importation de laine anglaise en France, la chute de la qualité de la laine et sa rareté ont largement ébranlé les activités textiles de nos régions. Autant de handicaps à surmonter afin de ralentir la chute de production qui en découle. Les effets de mode vont jouer un rôle non négligeable comme le signale M. de Tournay, inspecteur des manufactures : « le luxe est une des grandes causes de la décadence du commerce de l'étamine, uniforme dans sa couleur, elle a perdu son crédit...» Les étamines subissent le contre-coup de la vogue des cotonnades et indiennes.
Si la Révolution n'est pas uniquement à l'origine de cette décadence, le coup fatal fut porté par les décrets révolutionnaires supprimant les congrégations religieuses à vœux perpétuels en février 1790 et en interdisant le port des vêtements des religieux du clergé régulier dissous le 8 août 1792 et en interdisant les ports des habits religieux quels qu'ils soient.
« Cette fabrique, qui est diminuée depuis trois années environ de moitié, se compose aujourd'hui d'environ cent fabricants. La majeure partie sont sans ouvrage et obligés de mendier leur pain » - (plaintes et doléances de la manufacture d'étamines de Nogent-le-Rotrou, 26 mars 1789).
En ce mois de mars 1789, les mêmes difficultés se retrouvent dans les campagnes mancelles : « la paroisse avait autrefois un petit commerce d'étamine qui faisait subsister la partie la plus indigente du bourg, mais cette branche du commerce était tombée depuis quelque temps, plus d'un tiers de la paroisse se trouve dans la plus affreuse misère ». - (cahiers de doléances de la commune de Changé près du Mans).
On dénombre à Nogent-le-Rotrou en 1789 un millier de sans-travail, dont 610 se livrent à la mendicité. Cinq ans plus tard, la ville compte 4 à 5000 personnes dans l'indigence, dont la plupart étaient des ouvriers sans ouvrage par la cessation des fabriques d'étamines.
L'axe économique Nogent - Le Mans se brise, entraînant de part et d'autre son lot de faillites, de mendiants et d'inquiétudes pour l'avenir. Chacun essaie de relancer une production locale en s'appuyant sur les commandes militaires de la Convention, concernant la fourniture de nouveaux pavillons tricolores pour la marine.
Les années 1790 sont économiquement catastrophiques pour les étaminiers manceaux et cette florissante activité ayant engendré la fortune de quelques entrepreneurs va cesser en 1796.
Avec l'extinction de l'industrie des étamines dans la région l'axe Le Mans / Nogent-le- Rotrou disparaît. Les relations économiques et humaines s'appauvrirent pour cesser au cours du premier quart du 19e siècle.
Les regards et les espérances vont se tourner vers de nouveaux espaces et de nouveaux hommes.
Bonne semaine à tous !
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* Maître serger : Le mot serge était également utilisé pour désigner un tissu tissé en laine de haute qualité. Le nom est dérivé de l'ancien français serge, lui-même du latin serica, du grec serikos, signifiant « soyeux » ou « doux ». Un sergetier pouvait aussi être appelé un serger ou un sergier, et son lieu de travail une sergerie.
* Etaim : du latin stamen, fil de quenouille. Partie la plus fine de la laine cardée. « Plusieurs milliers de fileuses dans la ville du Mans filent l’étaim, la laine longue déjà tirée et peignée. » - (Yves Durand, Vivre au pays au 18e siècle, 1984)
* Droguet : tissu fabriqué en particulier du 16e au 19e siècle. C'est souvent une étoffe grossière à chaîne de lin et à trame de laine, portée par les paysans.
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