FAMINES ET DISETTES – ACTE 2
Publié le 16 Février 2025
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Cruel fléau affectant régulièrement notre pays du Moyen Age au 19e siècle, la famine fut tantôt le fruit de conditions climatiques désastreuses auxquelles une administration impuissante ou imprévoyante ne sut pas faire face, tantôt, comme sous la féodalité, la conséquence de luttes seigneuriales, tantôt encore, comme sous la Révolution, un levier de révolte mû par de sombres intérêts politiques.
Toutes ces tragédies m’ont inspiré quelques billets. Pour ce premier article, je me suis cantonné au siècle de Louis XIV avec ce qui fut appelé la « crise de l’avènement », contemporaine de la mort de Mazarin, le 9 mars 1661, et la prise du pouvoir absolu de Louis XIV le 10 mars 1661. Ce fut l’une des crises céréalières les plus graves du 17e siècle et de l’histoire de la culture des céréales en France. Puis, il y aura le désastre de 1693 et le grand hiver de 1709.
« Cette extrême disette et cette grande cherté proviennent premièrement de la stérilité qui a été universelle cette année (…) La disette est encore plus grande à la campagne (qu’à Tours qui peut recevoir des blés de Nantes), les paysans ny ont point de pain et ne vivent que de charitez. Les laboureurs qui avoient accoustumé de donner l’aumosne sont forcez de la venir demander aux villes et il s’est trouvé depuis quinze jours à la porte des religieux de Saint Vincent du Mans plus de six mil pauvres (…) »
Cette description d’une autre époque publiée au printemps 1662 dans « Mémoire abrégée de l’estat de la Généralité de Touraine » démontre à quel point les caprices météorologiques pouvaient provoquer des drames dans la population. Le paysan regarde le ciel, car les difficultés agricoles sont filles de l’adversité climatique mais si aujourd’hui l’homme de la terre continue d’être confronté aux sautes d’humeur des dieux du ciel, famines et disettes font partie du passé.
Le paysan redoute bien sûr les grandes sécheresses comme celle de 1615 dont le curé de Saint-Cosme-en-Vairais, proche de Mamers, conserve le souvenir : « de la Toussaint (novembre 1614) au 8 septembre 1615, la sécheresse fut extrême, les bestiaux mouraient de faim et de soif » ; ou celle de 1723, notée par le curé de Dangeul : « il faut remarquer que cette année 1723 a été la plus sèche qu’un homme ait jamais connue puisqu’il n’a pas plu durant six mois. »
Ce que le paysan craint le plus c’est l’hiver trop humide et trop doux, le printemps trop froid avec des gelées brutales, l’été « pourri » froid et pluvieux. « Les saisons tempérées sont celles qui conviennent le mieux au grain », affirme le maire de Blèves dans l’arrondissement de Mamers. La province du Maine fait partie de cette France océanique et tempérée où la récurrence des années humides représente le principal danger.
Ajoutons que cette tyrannie des saisons joue un rôle non négligeable dans l’apparition des maladies. Morbidité, famine et disette conjuguent leurs effets pour déclencher de véritables catastrophes. Les registres paroissiaux révèlent cette dramatique réalité ; en quelques mois, le nombre de décès peut doubler, tripler et quadrupler parfois. Le manque de nourriture et l’ingestion de denrées abjectes en sont la cause.
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« La crise de l’avènement »
Ainsi la mortalité des années 1661-1662 est le fait d’une crise de subsistance due à la chute des récoltes de blé suite à un hiver rigoureux et l’été pourri de 1661 et d’une morbidité épidémique liée à un état sanitaire déplorable de la population. A Saint-Rémy-des-Monts, petite commune du Saonois dans le nord de la Sarthe, l’augmentation des décès apparaît dès mars 1661 et prend de l’ampleur en août. Elle règne partout durant l’été 1661 et se prolonge jusqu’à la fin de 1662 ou au début de 1663. Les chiffres montrent l’ampleur du désastre. Ainsi 15 à 20% des habitants d’une paroisse peuvent disparaître. Les célébrations de mariages diminuent et le nombre de naissances s’effondre de 50 à 70%. L’église d’Assé enregistre 17 baptêmes où ordinairement on en compte 70 et la moindre année 47. Mais au-delà des chiffres, il faut imaginer l’incroyable misère des hommes. Dans une lettre adressée à Colbert le 12 avril 1662 on peut lire : « En la ville du Mans et aux environs le bled* y est beaucoup plus cher, cette différence provient Monsieur de ce que estant esloigné des rivières il n’en peut avoir que par les charrois (…) On y achète le septier de froment quatre-vingt livres, celui de seigle cinquante livres… » ou encore « les religieux de Saint-Vincent et de la Couture font des aumosnes et données chaque sepmaine, ainsi qu’ils y sont obligés par une ancienne coustume, sçavoir 2 jours par sepmaine à la Couture et un jour à Saint-Vincent. Il se trouve à chaque donnée plus de 10 000 pauvres, ce qui témoigne la grande disette et famine. »
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En 1662, Le père Pierre Oudin, chanoine régulier de Sainte Geneviève, prieur de Vanves, près de Paris est invité par l’évêque Henri Arnault pour une série de missions dans son diocèse d’Angers. En juillet 1663, il est dans les Vaux-du-Loir à Château-du-Loir d’où il adresse une lettre à la duchesse d’Anguillon, dans laquelle il donne d’affreux détails sur la situation dans la ville. « …Les potages que j’ay moi-mesme distribuez à douze cens pauvres qui sont dans cette ville et qui ressemble mieux à des squelettes qu’à des hommes vivants ; ils crient jour et nuit miséricorde, nous mourrons de faim ; ils tombent de foiblesse et plusieurs sont morts dans les rues soubs les halles et sur les fumiers. On m’a dit que depuis quinze jours un enfant s’estoit mangé la main en cette ville, que depuis quatre jours on a trouvé un autre dans un chemin après avoir vomi de l’herbe qu’il avoit dans son estomac. Aujourd’hui un autre pauvre homme est tombé de foiblesse dans une fontaine de cette ville et s’est noié…Les prisonniers de cette ville qui n’ont point de pain du Roy ne vivent bien souvent que de limasons et d’herbes fort mauvaises qu’ils font bouillir sans sel et sans graisse. »
Ainsi s’enclenche le terrible engrenage de la famine. Mauvaises récoltes, ensemencements réduits par manque de grains et de bras. Réserves et ressources ne cessent de diminuer, mécanisme que rien ne peut enrayer, faute de transports massifs et l’éloignement des rivières navigables. C’est ainsi que les députés des régions du Maine et d’Anjou adressent une requête à Charles Colbert chargé par son frère d’inspecter la province : « la disette des années 1661 et 1662 a été si grande par tout le pays que tout le peuple en a été accablé et réduit à la mendicité, joint la mortalité qui est survenue, en telle sorte que les paroisses se sont trouvées réduites à la moitié du nombre de leurs habitants. »
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Le grand hiver
Le règne de Louis XIV fut un des plus féconds en disettes. Les années 1660 à 1665, 1692 à 1695, furent affligées de ce triste fléau. On compta, à cette dernière époque, jusqu’à 36 000 malades à l’Hôtel-Dieu de Paris, et il en mourut 5422. Mais la disette la plus fatale fut celle qui commença en 1709 avec le grand hiver pour se terminer avec l’année 1710, et fut générale en France. Le froid excessif de l’année 1709 commença subitement le jour des Rois (6 janvier), entre trois et quatre heures de l’après-midi, et dura fort longtemps. La gelée, succédant à un dégel, fit périr tous les blés, qui avaient été jusqu’alors couverts de neige. Les rivières et la mer se transformèrent en banquise, le vin gelait dans les tonneaux. La disette fut si grande, que de mémoire d’homme on n’en avait vu une pareille. La chronique raconte que « les rues de Paris se remplissaient de cadavres d’habitants morts de faim. Chaque matin on trouvait cent, cent cinquante, et jusqu’à deux cents cadavres, et en trois mois de temps, il s’est trouvé de compte fait treize mille morts de faim. Dans les maisons des riches, on se nourrissait avec du pain fait de farine d’avoine. Les pauvres imaginèrent de pulvériser de l’ardoise et d’en faire une espèce de pain ; ils allèrent plus loin, ils déterrèrent dans les cimetières les os des morts ; ces os réduits en poussière formaient un aliment meurtrier qu’on nomma « le pain de madame de Montpensier ». Au palais de Versailles même on ne mangea plus que du pain bis, et madame de Maintenon se mit au pain d’avoine. Pendant le froid, le parlement n’entra point au Palais ; le commerce et les travaux furent interrompus ; l’Opéra cessa ; la Comédie et tous les jeux furent fermés. »
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1693-1695 nouvelles horreurs
Trente ans après la « crise de l’avènement », de 1693 à 1695, maladies et disettes cumulent de nouvelles horreurs que les curés consignent dans leurs registres paroissiaux. Ainsi Mamers, d’octobre 1691 à décembre 1694 perd près de 1000 habitants sur 3300. L’analyse de la répartition par âge de décès montre que disettes et maladies touchent de manière égale tous les groupes d’âges. Le Mans qui comptait 3552 feux en 1688 tombe à 2900 en 1695.
Le tableau ainsi brossé n’est pas noirci et il ne paraît pas nécessaire d’en épaissir le trait en multipliant témoignages et données chiffrées. Ce qui peut paraître choquant aujourd’hui, c’est que les paysans, par manque de blé donc de pain, aient pu connaître famine et disette. En fait, bon nombre d’entre eux ne sont que journaliers, bordagers ou closiers aux exploitations trop exiguës. Ne récoltant pas suffisamment de céréales, ils sont obligés d’en acheter, soit en travaillant pour le laboureur, soit en fabriquant autre chose comme de la toile de chanvre. Quand l’année est mauvaise et la récolte maigre, le prix du grain augmente, double ou triple parfois, les salaires en nature ou en argent non seulement ne suivent pas mais baissent le plus souvent. C’est l’effet domino, laboureurs et gros fermiers qui eux aussi récoltent moins emploient et paient moins des candidats de plus en plus nombreux. Les débouchés des objets fabriqués dans les campagnes se restreignent. Les villes connaissent aussi la cherté et les habitants réduisent leurs achats. Dès lors il ne reste plus qu’à emprunter, mendier, voire voler.
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Disette et spéculation
En outre, l’intervention humaine modifie les conséquences et même le déroulement de la crise. La spéculation sur les grains dès que l’on perçoit que la récolte sera mauvaise, les manœuvres d’accaparement de certains blattiers* peuvent aggraver une situation seulement préoccupante au départ. Il est ainsi constaté que l’impôt levé sur les plus riches (exempts de taille et privilégiés) rentre mal. L’évêque lui-même souligne qu’ils sont les seuls à murmurer et se plaindre, alors qu’ils ne paient ni l’impôt royal, ni celui de la ville et qu’ils sont dispensés du logement des gens de guerre. Il fournit l’exemple d’un certain M. de la Forterie, « la créature la plus avare qui soit dans la ville » ; il laisse pourrir son grain dans ses greniers plutôt que d’en donner aux pauvres ou d’en vendre, dans l’espoir d’une hausse ; il ne fait aucune charité dans le cours de l’année, ne communie qu’à Pâques… » Et les exemples ne manquent pas. Les choses ne vont guère changer par la suite obligeant les autorités à intervenir pour chercher le blé indispensable à l’approvisionnement : « il fut ordonné à tous les archers, tant de la maréchaussée que archers du sel, de faire la recherche de tous les grains qui seroient chez tous les curés de la campagne, dans tous les couvents de Religieux et Religieuses, et fut trouvé chez les Religieux de l’abbaye de Perseigne environ mille boisseaux de toutes sortes de grains qui étoient cachés dans le clocher et sur la voûte dans leur église, là où ,il y eut plusieurs coups donnés de part et d’autre, tant par les archers de la maréchaussée que par les dits moines de l’abbaye de Perseigne, pour ne vouloir point laisser enlever les grains. » Ainsi François Véron de Forbonnais souligne et prétend que la disette est quelquefois suscitée plus par la spéculation que par la mauvaise culture. La peur devant la famine et la haine contre les « affameurs » ou « accapareurs » vont provoquer des paniques tournant facilement à la révolte. Les évènements qui à Ballon à vingt kilomètres au nord du Mans, marquent la grande peur, en sont certainement la plus tragique illustration. (à paraître dans un prochain article).
Au 18e siècle les mesures proposées par les autorités (intendants, curés, évêques, seigneurs) vont permettre d’éviter le retour de souffrances aussi tragiques et importantes. Aux grains que l’on fait venir de l’étranger s’ajoutent des distributions de riz. Sur 121 « couffes* » reçues au Mans, 22 vont à Château-du-Loir et Saint-Calais. Mais les populations boudent ce nouveau produit qu’elles ne connaissent pas.
Malgré des efforts, la faim pour le peuple demeure, au 17e et 18e siècles, une maladie sociale horrible et dramatique. En face de ce monde qui ne mange pas le plus souvent à sa faim, qui périodiquement connaît la disette, la consommation des plus riches donne l’impression d’une surabondance goulue et les riches festins forment aussi un autre phénomène social. (nous en reparlerons). Pour l’ensemble des manceaux et sarthois, durant ces deux siècles, la nourriture demeure avec des hauts et des bas, parcimonieuse et mal équilibrée. Au siècle suivant, les tares ou infirmités des conscrits, révéleront de nombreuses maladies de carences.
Bonne semaine à toutes et tous !
* Blattier : marchand de blé ou de grains au 18e et 19e siècles. Mentionné dans l’Encyclopédie de Diderot.
* Bled : terme applicable à l’ensemble des grains récoltés.
* Couffes : amples paniers flexibles et résistants servant à faire des balles pour le transport de produits variés (légumes, fruits, riz, fleurs…)
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