LE JEUDI FOU DE BALLON - ACTE 3

Publié le 23 Février 2025

 

 

L’article que je vous propose aujourd’hui s’inscrit dans la suite logique des billets que j’ai consacrés aux disettes et famines, à la création et la fin tragique des étamines du Mans ou encore à l’aventure de M de Forbonnais. L’enrichissement de certains, les spéculateurs, les sombres intérêts politiques, les décisions administratives incongrues, les caprices climatiques provoquant les mauvaises récoltes et l’extrême pauvreté de la plèbe vont amener aux pires évènements.

Pour tenter d’appréhender comment l’année 1789 a pu être vécue dans notre région sarthoise, il suffit de suivre la foule des laboureurs*, métayers, artisans d’étamines, colporteurs qui s’assemble sur les places des marchés, s’agite, gronde, s’émeut parfois et devient tour à tour violente ou généreuse. Les mouvements de ces assemblées laissent entrevoir un certain malaise, des opinions contrariées, un climat tendu. Peurs, révoltes, émeutes se développent sur fond de crise frumentaire (insuffisance des récoltes de céréales). Elle aurait pu déboucher sur une simple jacquerie, mais elle va servir de détonateur à une authentique révolution paysanne.

 

 

 

 

Les mauvaises récoltes de 1788-1789

 

Les caprices climatiques, orages, grêles de l’année 1788 ont détruit une bonne partie des récoltes alors que l’hiver 1788 a provoqué la destruction par le gel de toutes les semences. Pour ne pas simplifier les choses, les mesures de libération de circulation des grains et la liberté du commerce extérieur prises par Calonne, ministre des finances de 1783 à 1787 et par son successeur Loménie de Brienne de 1787 à 1788 exaspèrent une opinion qui comprend mal que les exportations se multiplient, alors que localement persiste une ambiance de pénurie et une crainte de famine. Ainsi entre 1788 et 1789 le prix du froment subit une augmentation de 50% alors que de mai à juillet 1789 celle du seigle, nourriture de base du peuple, subit une hausse de 90%. A cette crise agricole, celle du secteur manufacturier des étamines va sans doute jouer un rôle essentiel dans le jeudi fou de Ballon à venir. De même que le chômage et la disette s’accroissent, le nombre de vagabonds, mendiants et margoulins de toutes espèces parcourent les routes en quête d’embauche, de pain, de gîte favorisant la propagation de la rumeur sur la grande peur. Mais si la pénurie trouve son origine dans la mauvaise récolte, elle va s’accroître par les comportements spéculatifs que vient dénoncer une ordonnance du 1 avril 1789 de la ville et baronnie de Sillé-le-Guillaume : « si la médiocrité de la dernière récolte de grains qui a affligé quelques provinces a dû tout naturellement pousser le prix du grain, on ne peut néanmoins attribuer l’exorbitance de celui auquel nous le voyons qu’à la cupidité et aux manœuvres de quelques monopoleurs qui, oubliant les préceptes de notre Sainte Religion et bravant les lois, ne craignent pas de sacrifier leurs concitoyens à leur intérêt personnel. »

Pour tenter d’endiguer ce mouvement de spéculation qui conduit à édicter les années suivantes une loi sur la réquisition des grains, l’ordonnance de Sillé va chercher à rétablir des règles qui garantissent, au début du marché aux grains, la priorité d’achat aux habitants et aux boulangers. La population va alors s’apercevoir que finalement la récolte de 1789 est moins mauvaise que prévu mais que ce sont les mouvements de spéculation et de stockage qui accentuent la pénurie et ainsi alimenter un mécontentement, des troubles, des émeutes. Dès les premiers mois de 1789, des protestations éclatent à la Halle de Vallon-sur-Gée en avril, puis au marché de Beaumont en mai et à Savigné en juin. Ces incidents ont trait au commerce du grain dont les populations cherchent à entraver le transport, afin de garder sur place les céréales indispensables à leur alimentation. A l’époque, le pain entre pour plus de 50% dans la nourriture des classes populaires.

Le terrain est alors tout préparé pour que les troubles parisiens qui ne sont pas encore connus provoquent par vagues successives à partir du 14 juillet 1789 des mouvements de grande ampleur sur nos départements du Maine, Anjou ou Touraine. Il faut attendre le 18 juillet pour que les nouvelles parisiennes parviennent au Mans, propagées au rythme des relais de poste.

 

 

La guerre de la farine et du pain

 

 

La grande peur

 

 

A Mamers, le 20 juillet, la population a recours à quelques contraintes physiques qui lèvent la résistance des plus courageux. Mais cette pâle imitation de la folle journée parisienne va s’effectuer au sein d’une opinion manipulée par la transmission de nouvelles déformées ou volontairement grossies. Le terreau est prêt pour faire germer la grande peur. Le mécanisme débute avec l’arrivée de deux coursiers qui, le mercredi 22 juillet, annoncent l’arrivée imminente de six mille brigands qui poussent les cris de la faim, attaquent les marchés, pillent les voitures et les bateaux de blé, jettent les grains à la rivière, brûlent les granges et détruisent les moulins. Ceux-ci auraient mis à sac, à feu et à sang une ville proche, en l’espèce Nogent-le-Rotrou, puis la Ferté-Bernard. Ils approchent, ils sont, disent les coursiers trois mille en forêt de Bonnétable. C’est l’affolement.

On sonne le tocsin, la panique s’empare de la foule, les femmes fuient avec les enfants, les hommes se réunissent, s’arment de fourches, serpes, faux et quelques fusils. Une petite armée se créée, plusieurs milliers de paysans venus d’une vingtaine de paroisses voisines se trouvent ainsi sous les ordres, de qui, on ne sait pas. Fait important, cette mobilisation est quasi unanime, le notaire côtoie le tailleur d’habits et le curé emprunte sa faux au bordager*. Il faut relever l’étrange absence des femmes. Il est alors tentant de demander au caractère politique du mouvement, la raison de l’absence d’un groupe particulièrement actif dans les émeutes de subsistances.

Puis on attend. Les brigands tardent à venir et en fait ne viennent pas. Mais on reste sous les armes. Il est alors facile de manipuler et retourner cette foule contre les châteaux, leurs propriétaires, les entrepreneurs enrichis et autres accapareurs dont on dit qu’ils veulent empoisonner la population. Ainsi du 24 juillet au 6 août, toute la province est submergée par la grande peur, interprétation collective, plus ou moins manipulée, de cette révolte paysanne qui gronde et envahit la cour des châteaux. Cette grande peur, en réalité, va faire peu de victimes sur tout le territoire national sauf pour deux d’entre elles, sarthoises, prises dans la tourmente du jeudi fou de Ballon.

 

 

Le château de Ballon

 

Le jeudi fou de Ballon

 

Ballon est une petite ville à vingt kilomètres au nord du Mans dont le château du 15e siècle domine la vallée de l’Orne Saonoise. La nouvelle de la prise de la Bastille n’est parvenue dans la province et au Mans que le samedi 18 juillet déclenchant un peu partout la grande peur. Les conséquences ne se font pas attendre dans les villes et notamment au Mans qui souffre d’une grave crise économique où près du quart de la population est indigente. Les autorités locales ont dû céder la place à un comité permanent, dirigé par des bourgeois et placé sous la protection armée d’une milice citoyenne.

Fuyant l’émeute et les menaces, Charles Pierre Cureau, lieutenant du maire du Mans, quitte la ville avec sa femme dans la nuit de dimanche à lundi pour rejoindre le manoir seigneurial qu’il possède près d’Alençon. Cureau a amassé une belle fortune dans le commerce des étamines. Il rêve de noblesse ancienne. Il a marié sa fille à M. de Montesson, de vieille aristocratie sarthoise et frère d’un député de la noblesse aux Etats Généraux. Cureau est d’ailleurs récemment passé à la « Savonnette de Vilain », expression qui signifie qu’un roturier peut acheter une terre ou une charge pour être anobli. Il reçoit l’hospitalité à cinq kilomètres de Ballon au château de Nouans, propriété de son neveu où est venu le rejoindre son gendre M. de Montesson dont le carrosse a été précipité dans la rivière le 18 juillet près de Savigné. Tout va alors se jouer rapidement. Tôt le matin du 23 juillet, vers cinq heures, une petite foule d’une cinquantaine de personnes armées de fourches, faux, brocs et quelques fusils envahit le château de Nouans à la recherche de Cureau qui est arrêté. Montesson qui a cherché à s’interposer est également emmené manu militari.

A Ballon, une foule plus nombreuse les attend à qui les meneurs déclarent : « nous savions bien que nous vous les amènerions ». Les deux hommes sont d’abord gardés à l’hostellerie du « Plat d’Etain » puis enfermés dans une chambre du château de Ballon. Pour la suite du drame qui se joue, un témoin direct, Pierre Bellangé, cocher ordinaire de la paroisse raconte :

« Dans le château dudit-Ballon qu’ils les firent entrer dans une chambre et que lui témoin ignore ce qui s’y passa n’y ayant pas entré, qu’il resta dans la cour d’où il vit jeter la perruque dudit Sieur Cureau par-dessus les murs de la chambre laquelle était découverte, qu’ils firent sortir ledit Sieur Cureau dans ladite cour du château, que là il lui fut porté un coup de faux qui lui coupa l’oreille, qu’ensuite plusieurs de ces particuliers tombèrent sur lui à coups de faux, à coups de fourches et de brocs et après l’avoir tué ils retourneront dans ladite chambre où était gardé ledit Sieur de Montesson, qu’ils le firent descendre dans ladite cour du château où un des desdit particuliers lui tira un coup de fusil qui l’atteignit au bas ventre, qu’après avoir reçu ledit coup il porta sa main à son front et se mit à genoux en priant lesdits particuliers de ne pas le laisser souffrir trop longtemps, qu’aussitôt il fut tiré quarante coup de fusils sur ledit Sieur de Montesson, qu’après l’avoir tué on lui coupa la tête ainsi qu’au Sieur Cureau, on les mit au bout d’un broc et elles furent portées dans les rues dudit Ballon, avec un tambour qui marchait en avant, qu’il ne connaît le nom d’aucun de ces particuliers, qu’il ne sait même pas s’il en reconnaîtrait s’ils lui étaient représentés parce qu’il était absolument interdit et effrayé par leurs menaces et l’horreur du spectacle que d’ailleurs il craignait lui-même pour sa vie. »

La soirée se termine par l’arrestation des principaux meneurs dont un artisan de Nouans. Deux sont condamnés à mort, emprisonnés au Mans, un est envoyé aux galères et deux sont acquittés. Le jeudi fou de Ballon n’a jamais été réellement expliqué. Il ne s’agit pas d’une réaction anti-féodale, Montesson n’était pas visé à l’origine. Son seul tort a été d’être présent au mauvais moment. Cureau a plus facilement attiré les haines par son ascension dans le commerce des étamines inspirant la rancune à une époque où l’activité périclite et où  les petits artisans de Ballon et d’ailleurs se trouvent dans une situation critique. La chronique orale ajoute que la foule échauffée depuis cinq heures du matin n’était probablement plus tout à fait à jeun. Cet événement sera le plus violent de 1789. Il va conduire la bourgeoisie à se rapprocher de la noblesse pour maîtriser les émeutes populaires, dont Le Mans va devenir le théâtre à la fin de 1789.

La bourgeoisie craint ce qu’elle appelle « les excès et les licences d’un peuple toujours prêt à se révolter ». La disette du grain malgré la récolte correcte de l’été 1789 et la crise de l’artisanat vont provoquer le soulèvement redouté des quartiers populaires. Le 15 novembre, deux compagnies de milices citoyennes rassemblées pour prêter serment crient « point de serment » et exigent que les prisonniers de Ballon, meurtriers de Cureau et de Montesson,  soient libérés. Les représentants de la municipalité sont débordés, une fusillade éclate qui fait un mort et plusieurs blessés. Les milices citoyennes restées loyales rétablissent l’ordre avec l’aide du régiment Chartres Dragon. Le lendemain, les milices citoyennes de nouveau réunies jurent d’être « fidèles à la Nation, au Roi et à la Loi » et d’assurer l’ordre et la tranquillité publique. L’émeute populaire renforce le parti de l’ordre à travers l’alliance de la bourgeoisie et de la noblesse, l’alliance des « gens de bien ». Les émeutiers du Mans rejoignent en prison ceux de la journée de Ballon dont l’un sera le dernier condamné soumis au supplice de la roue.

L’année 1789 se termine dans un calme relatif. La nuit du 4 août abolit tous les droits et privilèges féodaux. Chacun pense que la phase de la révolution paysanne est close. Pour beaucoup la Révolution se termine dans la fidélité au Roi et à la Nation alors qu’elle ne fait que commencer.

 

 

 

 

* Bordager : dans le cas de cet article, avant 1789, un bordager est un cultivateur à qui est confié par contrat une petite exploitation de l’ordre de 5 à 10 ha qui fournit juste de quoi vivre. Il tire sa rémunération du produit de la ferme et verse au propriétaire un fermage. Ce terme était employé en Maine, Anjou, Perche et Normandie.

Il pouvait aussi être un ouvrier qui revêtait de planches les membrures et le pont d’un navire ou encore être chargé de poser la bordure d’un habit.

* Laboureurs : Sous l’Ancien Régime en France, les laboureurs sont généralement des paysans qui se sont enrichis en ayant réussi à échapper partiellement au système de la féodalité. Ils sont considérés comme des notables des campagnes, très présents dans les assemblées villageoises et, parfois, interlocuteurs directs du seigneur du lieu.

 

 

Bonne semaine à toutes et tous !

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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