MANGER ET BOIRE - ACTE 4
Publié le 2 Mars 2025
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On a vu dans mes trois billets précédents que dans notre pays, du Moyen Age au 19e siècle, les crises de subsistance ont provoqué des désastres humanitaires avec des milliers de morts.
Avec ce nouvel article, j’ai voulu laisser entrevoir que la frugalité quotidienne n’était pas forcément pour tout le monde.
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Le pain quotidien
Si, en année normale, la récolte est globalement suffisante, l’arrivée de mauvaises conditions climatiques peut amener à des disettes, à la cherté du grain et donc à celle du pain, la nourriture de base et préoccupation essentielle de la population. A cette époque et même jusque dans les années d’après guerres, les habitants des campagnes et les milieux populaires des villes en consomment des quantités qui peuvent nous surprendre aujourd’hui.
En 1789, François Véron de Forbonnais évalue la consommation individuelle annuelle à 2 setiers, soit, selon les différentes valeurs du setier, environ 4 à 500 kg. Dans un mémoire sur l’abolition de la mendicité, Caillar d’Aillières, membre d’une vieille dynastie du Maine, affirme qu’un ménage sans enfant mange 4 livres de céréales par jour et un ménage de deux enfants 6 à 7 livres.
Au milieu du 18e siècle, le témoignage du docteur Livré du Mans confirme dans les termes du pays ces affirmations : « le pain est le premier des aliments, nous en distinguons trois espèces au Mans, le pain molet, le pain michard et le pain bis. Le premier est fait avec la plus fine fleur de froment, le second est de froment pur, le troisième est formé de moitié seigle, moitié froment, ces deux espèces de grains sont ordinairement de bonne qualité. »
En 1778, Pélisson de Gennes, lieutenant de police à Mamers, oblige pour des raisons de prix « les boulangers de cuire et boulanger des pains de 3 et 6 livres des qualités de pain michard et pain bis sous peine d’amende de 50 livres. »
Au début du 19e siècle (1803-1804), des enquêtes montrent que dans les campagnes « la nourriture est la même qu’avant la Révolution. Un pain bis composé de moitié ou d’un tiers de seigle et le reste d’orge, une soupe au beurre ou au laitage avec des légumes de saison les plus communs, du fromage, des œufs et pour boisson du cidre brassé avec deux tiers d’eau sont la nourriture ordinaire des cultivateurs et de leurs domestiques. Les plus aisés y joignent le cochon salé, quelques volailles et un peu de viande de boucherie. » A la Chapelle d’Aligné, dans les Vaux-du-Loir, arrondissement de La Flèche : « un pain mêlé de seigle et d’avoine manque souvent à leur besoin. Des pommes de terre sont souvent leur unique nourriture et une eau malsaine leur unique boisson. » Partout, en période de disette, quand il n’y a plus de céréales, on mange ce que l’on peut : « des trous » (troncs) de choux et d’herbes cuites sous les cendres ». On se nourrit de pain de racines de fougères, de fruits verts, de glands, de châtaignes. Le maïs cultivé dans la région de Bonnétable dès le milieu du 18e siècle aurait pu suppléer au grain manquant mais il fut réservé à la nourriture des animaux.
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Des repas plus copieux
Malgré toutes ces difficultés, en certaines occasions la nourriture est plus consistante et notamment à l’occasion des gros travaux des champs ou de certaines fêtes. Ainsi dès le début du 18e siècle (1710-1713), les vendangeurs de l’abbaye de Beaulieu (détruite à la Révolution) près du Mans disposent « d’une demi-livre de bœuf à la mode pour le déjeuner avec un morceau de pain ; une demi-livre de viande pour chacun à dîner, partie bœuf, partie mouton et autant pour souper mais mouton seulement avec des navets pour faire un haricot. Du cidre pour la boisson. » Il y a, sans doute, dans ce type de menu un côté traditionnel, la chronique nous dit qu’en 1718 « on a commencé les vendanges à Boulay le 26 septembre. On a envoyé la veille la marmite, le pain, la viande et les choux avec deux grands bassins. Il y a quatre porteurs et 24 coupeurs. Ils sont partis de la maison à 3 heures du matin, étant arrivés on leur a donné à déjeuné un morceau de pain avec environ demi-livre de bœuf à la mode, du vin aux porteurs, du cidre aux coupeurs. A midi, on leur a donné de la soupe avec demi-livre de viande et du pain, le soir on leur a donné du pain de demi-livre de viande rôtie et du cidre et du vin à disné et soupé comme à déjeuné. »
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Il en va de même à l’occasion de grandes fêtes. Ainsi lors de la fête patronale à Saint-Calais dans les Vaux-du-Loir on servit « au disner, diverses sortes de potages avec plusieurs entrées de table ; puis le bouilli, les grosses pièces de bœuf avec les naveaux, les poullets avec les poys nouveaux, le rosty avec les capres de Gennes, les gélinottes lardées et picquées de clous de girofle avec les saulces propres ; des cailles, des oiseaux de rivière appelés hallebronds*, de trois sortes de pâtisseries, de lièvre à la sauce d’hypocras toute chaude, de veau et de poullets ; pour le déssert deux sortes de tartes, des caillottes avec la crème et le sucre, du fromage, des cerneaux, des cerises, des guignes, des framboises, des fraises avec le sucre, des poires nouvelles et autres services². »
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Les tables des bonnes maisons
Face à ce monde qui le plus souvent ne mange pas à sa faim et qui connaît périodiquement de sévères disettes, la consommation des plus riches donne l’impression d’une surabondance goulue. Le docteur Livré note ainsi l’abondance des viandes au Mans : « les viandes de boucherie, le gibier et les volailles sont excellents au Mans, au maigre nous avons les poissons d’eau douce et de mer, les œufs… » Les bonnes maisons, régulièrement livrées par leurs cultivateurs en beurre et chapons, ont des saloirs bien garnis. Ainsi, à son décès, André Godard le curé de Saint-Calais, dispose dans son cellier de 30 livres de porc salé, 31 livres de viande bovine également salée et 2 livres de lard. Les « Annales fléchoises » nous révèlent que les bonnes maîtresses de maison, comme Marie de Verdelay, savent faire de bons jambons fumés et des bisques d’écrevisses. Les carnets de dépenses de La Corbier laissent rêveur ; cuisinière d’Arnaud César Louis de Choiseul, duc de Praslin, seigneur par engagement de la baronnie de La Flèche et cousin de Choiseul, ministre de Louis XV. Ainsi pour le dîner du 3 février 1763 on peut lire : un pâté chaud, une poularde fricandeau, 12 petits pâtés, un faisan, 2 pluviers, 2 sarcelles, une tourte de pommes, un ragoût de crête, un ragoût de foie, un pain à la crème. Ce « dîner pour Monsieur » est revenu à 4 livres 14 sols à une époque où, il faut le rappeler, un ménage de tisserands gagne, en travaillant à deux, 17 sols par jour, considéré comme le minimum vital. Ainsi le duc de Praslin a dépensé, en un seul repas, cinq à six jours de salaire de cet artisan dont « la famille se nourrit principalement de pain, mangé sans aucun assaisonnement, ou avec addition d’un peu de beurre, de pomme de terre et d’autres légumes. Elle ne mange de la viande que les jours de fête, et elle ne consomme régulièrement à la maison aucune boisson fermentée. »
A la table de l’Evêque du Mans on sert la potée, plat suffisamment riche pour l’offrir à Madame de Sévigné, aux officiers ou grands marchands. Les volailles engraissées au sarrasin comme les cochons gagnent les mêmes maisons par le biais des redevances. Poulardes et chapons du Mans sont rois :
« D’abord je voy fumer un plat bien ordonné
Où préside un chapon de cardes couronné
Animés de rognons, camaillé de pistaches… »
La consommation de viande ou plutôt son abus est signe de richesse. François Yves Besnard, personnage haut en couleurs et entre autre curé de Nouans dans le Maine, calcule qu’un jour de 1780 lors d’une fête patronale chez son collègue de Saint-Martin-de-Dangeul « les six plats de rôtis, un pâté froid et un jambon devaient peser 80 livres ». Il poursuit dans son « Souvenir d’un nonagénaire » : « aux fêtes et aux grands enterrements ou services, qui entraînent la réunion des curés et des vicaires du voisinage, le cuisinier de Nouans était pour l’ordinaire mis en réquisition, et alors, outre les entrées de volailles ou de boucherie, la tête et le ventre de veau à la vinaigrette, on servait des pâtés chauds… »
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Bien boire
Mais le bien manger ne peut s’accompagner que du bien boire. Chez ce curé, originaire de Saumur « le vin blanc de Château-du-Loir était tiré à la pièce pour le premier et le deuxième service, des bouteilles bouchées du même cru suffisaient pour le dessert et après le café dont il avait introduit l’usage chez ses confrères mais que les Butet buvaient déjà dans leur château de Nouans avant son arrivée en 1780. On ne manquait pas de présenter trois ou quatre liqueurs, notamment l’eau de coing, fabriquée à la maison, l’eau-de-vie, les ratafias de cerises et d’œillet… » Au Mans, le sieur Patangues, suisse à la cathédrale, spécialiste dans le commerce des vins et spiritueux, propose liqueurs de Nancy et bonne bière, vins de Malaga, chocolat et café… mais aussi vins d’Amboise, de Bordeaux, de Frontignan et eau-de-vie de Coignac (sic).
Dans les maisons riches, la cave fournit les besoins annuels. Honorat Gomer, notable, et Jehan Robillard, grainetier, de la Ferté-Bernard, au milieu du 17e siècle possèdent des vignes à Lhomme (pays du Jasnières). La cave de Jacques Louis Lucé, maître honoraire des Eaux et Forêts de Perseigne contient six poinçons de cidre estimés 120 livres, quatre bouteilles de vin d’Angers, le tout pour une valeur de 52 livres (rappelons qu’un artisan tisserand ne gagne pas plus de 250 livres par an).
En novembre 1783, le sieur Marin Nicolas Carrel de la Croix, négociant à Mamers, abrite dans sa cave une pipe* pleine de cidre, 19 feuillettes* de vins rouge et 11 de vin blanc de Bourgogne et de Chablis dont 6 de rouge et 7 de blanc de 1781, « lesquelles n’ont pas été remplies et sont en vidange suivant la mention très imprécise du notaire. »
Cette pratique de la cave familiale n’a rien de courante. Notre célèbre curé de Nouans, F.Y. Besnard précise : « quoique quelques-uns de ces fermiers fussent dans une haute aisance, aucun d’eux ne faisait entrer dans sa maison de vin en pièce. Il était dans l’usage de se fournir de celui dont ils pouvaient avoir besoin au cabaret, où ils envoyaient remplir leurs bouteilles par paniers de 10 à 12 quittes à recommencer lorsque ce faible approvisionnement était épuisé ; et cette pratique avait également lieu chez le notaire. »
Les vins de consommation courante proviennent le plus souvent de vignes locales. A l’époque, il y a des vignes partout en Sarthe. Proche de Beaumont, les vins de Saint-Marceau ont bonne réputation, tout comme ceux de Tuffé, Torcé, Saint-Corneille et de la région de Bonnétable. Cabarets et bourgeois du Mans s’approvisionnent dans les paroisses plantées de vignes qui encerclent la cité cénomane.
On boit aussi le cidre là où la vigne est absente ou insuffisante. Cidre pommé, cidre poiré ou cidre de corme* dont la teneur en alcool des deux derniers est sensiblement équivalente à celle du vin blanc. Pur ou coupé d’eau, sa consommation est importante si l’on en croit encore notre curé de Nouans : « la consommation roulait sur 25 barriques et sur la valeur d’une et demie de vin, distribué dans les cas de travaux extraordinaires. »
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Dans les campagnes on boit surtout de l’eau
La grande masse des gens de campagne, tisserands, artisans… boivent surtout de l’eau qui est loin de posséder les qualités qu’on lui prête aujourd’hui. Une ville comme Mamers manque d’eau. Les fontaines sont soit hors d’usage, soit souillées par les habitants qui s’en servent pour toutes sortes d’usages. L’eau des rivières servant souvent aux tanneries et à l’abreuvage des animaux. Dans les campagnes la situation n’est pas meilleure. Les médecins se plaignent, plaçant en tête des causes d’insalubrité les fumiers trop rapprochés des habitations mais aussi en raison « d’une alimentation insuffisante et de mauvaise qualité. » Le docteur Jolivet de Ballon précise « que le médecin de campagne soigne d’abord des embarras gastriques, conséquence de l’alimentation insuffisante et de la difficile digestion du pauvre (sic) composée la plupart du temps de pain d’orge lourd et grossier étendu d’un peu de beurre ou de fromage de chèvre. Les pommes de terre ou topinambours, les haricots secs, le lait caillé, la viande de porc salé, de veau très jeune (quand on mange de la viande) forment la base de l’alimentation et composent presque la nourriture des domestiques et des journaliers dans les fermes, nourriture quelquefois insuffisante pour des hommes livrés à un travail pénible… »
Pour conclure cet article, la lecture de ces chroniques des siècles passés, démontre que la subsistance n’a pas les mêmes saveurs « selon que vous serez puissants ou misérables… »
Ça vous rappelle quelque chose ?
Bonne semaine à toutes et tous !
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² Saint-Calais des origines à la Révolution - L. Renard
* Hallebrond : ou hallbran, halbran un : jeune canard. Le grand Barolet, à califourchon sur le balancier, épaulait sa canardière, tirait et tuait un halbran - (Maurice Genevoix, Rémi des Rauches, 1922)
* Pipes, poinçon, feuillettes : la feuillette est un fût d’environ 135 litres, le poinçon contient 190 litres, la pipe fait deux poinçons
* Corme : ou sorbe est le fruit du cormier ou sorbier domestique, arbre de la famille des rosaceae. Il est en forme de pommes (maliforme) ou de poires (piriforme), les cormes peuvent être jaunes, rouges, ou brunes.
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