UN ESPRIT PAYSAN

Publié le 6 Avril 2025

 

 

Lors du comice du village, un veau a perdu sa mère et suit la jument percheronne du gars Léon.

Gustave, s’en amuse :

« Léon, c’est-ti que ta jument aurait fait un veau ?

« Rien d’étonnant, mon brave Gustave, ta mère a bien fait un âne !

Voilà le genre d’anecdote que mon vieil ami Emile aimait à confier en rigolant au milieu de bon nombre d’autres histoires.

Il disait que les raconter, c’était garder la mémoire du temps qui passe.

A fleur de peau, au rythme du cœur, elles parlent des ancêtres, de leurs coutumes, leurs croyances, leurs bonheurs mais aussi, souvent plus nombreux, de leurs malheurs. Elles charrient des mondes anciens et souterrains passés de générations en générations et vont rester  présentes tant que durera la vie.

 

 

 

 

Elles font partie de cette tradition orale et de l’imaginaire populaire peuplé de fées lointaines qui errent près des églises et des chapelles, le long des haies, des chemins creux et aux bords des fontaines devenues miraculeuses.

Elles racontent les faits et gestes de héros légendaires, de dames et seigneurs hôtes de nos châteaux et belles demeures. Elles parlent de guerre, de travail de la terre, des labours, de la mort du cochon, des exploits et menteries de chasse, de pêches miraculeuses, de jeteurs de sort, ces « toucheux » qui ont le don et conjurent le mal avec leurs « mains chaudes » et des formules magiques qui arrêtent le feu et font disparaître verrues, galles et abcès.

Dans ces rencontres, à la cave ou au coin de la cheminée, on y parle désenchantement du monde,  moissons, battages, vendanges, comices. On y évoque les aventures de la fille du cantonnier qui aurait la cuisse légère et celle du sourcier qui se balade dans la campagne, baguette de coudrier à la main pour découvrir une source. Il sait dans quelle direction elle coule, sa profondeur et même la puissance de son débit. Mystère !

On y effleure les mesquineries des maîtres envers les fermiers et métayers et la soi-disant aventure du jeune curé avec sa nouvelle bonne.

 

 

 

 

Un jour, Emile avait raconté la vie de Denise et Henri qui abordaient 60 années de vie commune. Peu de temps après leur mariage, ils s’étaient installés sur une modeste ferme de quelques hectares. Elle n’était pas d’un grand rapport, alors Henri avait trouvé un emploi de facteur auxiliaire. Le temps laissé libre lui permettait d’effectuer les gros travaux. Denise, elle, assurait quatorze ou quinze heures par jour le fonctionnement de la ferme, partageant son temps entre les volailles, les vaches et la traite, le jardin et les lessives.

Jamais on n’entendit Denise et Henri se plaindre de leur sort, toujours joyeux, aimables, à l’écoute des autres.

Ils n’avaient jamais voyagé, sauf une fois où ils étaient allés en voyage organisé au Mont Saint-Michel. Ils en avaient ramené une figurine qui trônait depuis sur la console de la cheminée.

Denise avait voulu voir la mer qui monte à la vitesse d’un cheval au galop. Elle avait lu ça dans un livre, car Denise aimait la lecture, les livres et les histoires.

Elle racontait avec son langage et sa bonne humeur lors de ces veillées où l’on se réchauffait près de la cheminée. Les femmes filaient la laine, tricotaient ou ravaudaient les chaussettes pendant que les hommes tressaient des paniers ou réparaient des outils. Les enfants, eux, le nez en l’air et la bouche ouverte buvaient ses paroles. On mangeait des crêpes, des beignets et des tartes aux pommes. Parfois, on grillait des châtaignes et se régalait de patates cuites sous la cendre avec des harengs.

Denise avait le don de capter son auditoire. De sa voix calme et posée, elle parlait de la vie cachée des choses et des forces invisibles. Elle savait par de simples mots permettre de percevoir le murmure musical d’une fontaine qui ruisselle sur une mousse tendre, faire résonner aux oreilles les vieux mots de patois et les dictons, les vieilles croyances, les unes riches de sens, les autres pleines de mystères.

Denise et Henri partageaient depuis 60 ans cette tradition orale créatrice et dirigeante de l’âme populaire. Avec simplicité, ils avaient choisi de transmettre les valeurs des choses et celles du temps qui passe. Pour eux, il était impossible de ne pas croire à des affaires qui sont plus fortes que nous, que tout. Ces choses qui viennent d’on ne sait pas d’où, de loin et qui font du bien d’y croire qui ne se vendent pas mais se transmettent comme un joyau.

Emile avait repris le flambeau, il était leur fils unique. Discrètement, il avait continué à partager cette fabuleuse richesse qu’est l’esprit paysan.

 

 

Bonne semaine à toutes et tous !

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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M
Merci Yves ! Cela fait tellement de bien de lire ces mots au milieu du tumulte de la vie. Quelle vie authentique ! On est loin de l'intelligence artificielle. Nos ancêtres doivent se retourner dans leurs tombes ! Dommage que l'on ne possède pas une flèche "retour arrière" comme sur les ordinateurs car je l'actionnerais volontiers immédiatement.<br /> Bon dimanche ensoleillé. Je t'embrasse
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Y
merci <br /> bizzzzzzzzzzzz !