LA VIE D'UN SIMPLE

Publié le 9 Avril 2023

Lavis au brou de noix

 

 

« Je me suis dit : on connaît si peu les paysans, si je réunissais pour en faire un livre, les récits du père Tiennon... »

Un beau jour, je lui ai fait part de mon idée. Il m'a répondu avec un sourire étonné :

  • « A quoi ça t'avancera-t-il, mon pauvre garçon ?

  • Mais à montrer aux messieurs de Moulins, de Paris et d'ailleurs ce qu'est au juste une vie de métayer - ils ne le savent pas, allez ! - puis à leur prouver que les paysans sont moins bêtes qu'ils le croient : car il y a dans votre façon de raconter une dose de cette « philosophie » dont ils font grand cas. »

 

Ces quelques phrases auraient pu être celle de mon vieil ami Emile, paysan de chez nous, conteur fabuleux qui avait le don de parler de sa terre, de son pays, des aventures et mésaventures tristes, gaies ou banales de celles et ceux qu'il avait côtoyé et que j'ai essayé de vous transmettre dans quelques uns de mes articles.

 

Non, elles sont d'un autre Emile, Emile Guillaumin, paysan et écrivain, extraites de l'un de ses ouvrages, un chef d'œuvre qui connut un immense succès : « La Vie d'un simple » paru en 1904. Soutenu par Octave Mirbeau, le livre manqua de peu le prix Goncourt.

 

 

Emile Guillaumin

 

 

Paysan, homme de lettres

 

Emile Guillaumin est né le 10 novembre 1873 à Ygrande, petit village de l'Allier. A l'exception du service militaire et de la guerre 1914-1918, Guillaumin, vrai paysan, vécut toute sa vie sur sa ferme de trois hectares avec ses trois vaches, exploitation minuscule alors assez courante à l'époque.

N'ayant fait d'autres études que les cinq années d'école primaire, il débute très jeune dans la littérature avec quelques poèmes et des dialogues patoisants. Son premier ouvrage « Tableaux Champêtres » (1901) lui valut le prix de l'Académie française et des critiques favorables tant en France qu'à l'étranger.

A partir de 1905, après la parution de « La Vie d'un simple », désormais connu des milieux littéraires, Guillaumin va mener une double carrière de paysan et d'homme de lettres en publiant six autres romans puis, après 1920, sept volumes d'essais, biographies, correspondances et pensées.

 

 

Aquarelle et pastel

 

 

Créateur du premier syndicat paysan

 

Il n'a jamais quitté le travail de la terre et l'a même transcendé. Ses qualités développées d'observateur dans sa double activité de paysan et d'écrivain vont en faire un témoin privilégié. Son regard est à la fois intérieur et extérieur sur la vie rurale dans son bourbonnais natal de la Troisième République.

Sans se limiter à sa description et son analyse, Guillaumin a été un acteur des évolutions sociologiques pour l'amener à être l'initiateur, avec un petit groupe de paysans, du premier syndicat paysan pour défendre les métayers contre les grands propriétaires.

Son attachement à la terre était si fort et les racines si profondes que son amour du pays l'a poussé à exprimer ses sentiments.

Il a toujours refusé d'adhérer à un parti politique. Il s'est voulu être un syndicaliste qui met l'union au service de l'action. Militant, il souhaite changer ce monde rural pour tenter d'améliorer le sort de ces paysans qui, tout comme lui, mènent une vie extrêmement rude, par la justice, le progrès mais aussi par l'élévation du niveau intellectuel et moral de chacun.

Ce qui le fait réagir, puis agir, c'est la souffrance injuste. Ce qui le révolte c'est la détresse imputable à l'arbitraire des possédants.

Pour lui : « l'intérêt du plus grand nombre doit primer tout, l'intérêt du plus grand nombre servir à tous. »

En 1905, il résume son programme en quelques petits vers :

 

« Sans désirs coûteux,

Sans envie

Vivre tout simplement sa vie,

Mais la garder inasservie. »

 

Guillaumin va écrire pour témoigner et de ce fait critiquer, attaquer, pour exhorter et encourager. Il veut informer le grand public des conditions qui règnent dans les campagnes à cette époque. Très critique envers Zola, il dit que l'auteur de « La Terre » n'a rien compris à la vie et à la mentalité du paysan et qu'il en fournit une image dangereusement déformée.

Son autre objectif est de faire prendre conscience au monde paysan qu'il ne peut se faire entendre et profiter des avantages dont, à la même époque, d'autres catégories sociales bénéficient déjà que s'il agit groupé.

 

Guillaumin se sent-il investi d'une mission ?

Sincèrement idéaliste, il n'a ni doctrine, ni système. « Le vrai idéalisme agissant, écrit-il, c'est de créer du mieux dans son humble sphère, en élargissant toujours le rayon d'action. Que les apôtres obscurs et tenaces se multiplient, le mieux gagnera de proche en proche jusqu'aux sommets. »

Il va consacrer son temps et ses forces à ce véritable engagement social. Entre lassitude et doute, surmontant les obstacles, triomphant des adversités, il écrit : « combien de préjugés à abattre, de barrières à jeter bas ! Tout de même il est bon de faire confiance à l'avenir. Voyez, le soleil disparaît en beauté dans un ciel redevenu pur, il fera beau demain. »

Sa volonté est de modifier les façons même de penser et de sentir des paysans. Il veut les amener à une plus grande conscience d'eux-mêmes, de leur valeur, de leur dignité, mais aussi de leurs responsabilités dans une société qui se transforme sans eux.

Personnage d'une grande sensibilité, il vibre profondément au contact des belles visions de la nature, ne restant jamais indifférent aux joies et aux souffrances de celles et ceux qui l'entourent, ressentant intensément aussi bien les beautés que les laideurs de l'existence.

 

 

 

 

« La Vie d'un Simple »

 

C'est au premier chef, un document capital sur la vie paysanne du 19ème siècle. Guillaumin y raconte la vie du père Tiennon né en 1823 et achève son récit en 1900.

Enfant, le héros de ce récit est bercé par les souvenirs de l'épopée impériale et la retraite de Russie vécues par l'oncle Toinot qui fut soldat de l'empereur. Il vit à distance les nombreux bouleversements politiques du siècle : de la Restauration, Charles X puis à la monarchie de Juillet où la royauté devient constitutionnelle avec Louis Philippe qui favorise l'émergence d'un nouvelle classe de notables : la bourgeoisie.

Des aspects très diversifiés se dégagent de ce récit. La relation entre « le maître » et son métayer le structure de même qu'elle rythme la vie du métayer.

Guillaumin recompose avec une admirable précision de détails, la physionomie physique, sociale et morale d'une province presque immobile. Il est certain que d'autres provinces comme celle des Vaux-du-Loir, vivaient sous des principes identiques.

La société qu'il dépeint, encore peu éloignée de la nôtre (nos grands-parents ont pu la connaître) nous surprend par son archaïsme.

Les paysans ne possèdent pas le sol d'où ils tirent si durement leur subsistance. Métayers exploités par les propriétaires, à demi-serfs encore par la résignation, le conservatisme obtus, la soumission respectueuse au maître et au curé, leur existence toujours précaire, toujours menacée, est souvent réduite à son expression la plus primitive : il s'agit seulement de survivre.

Insécurité devant la maladie et l'accident de travail, absence presque totale de loisirs, ignorance et superstition, c'est la figure même de l'homme aliéné qui parvient, malgré tout, à se considérer comme « le petit roi de son royaume » dont la seule passion est la réussite de ses récoltes non pas tant pour le résultat financier mais pour la possibilité d'être remarqué des autres.

Au-dessus, les propriétaires, petits bourgeois mesquins, rapaces, sauvagement réactionnaires, et d'une imbécilité à toute épreuve, très semblables à ceux que Balzac, Flaubert ou Maupassant ont tour à tour dépeints.

« Oui, j'étais puissamment, lié par toutes les fibres de mon organisme à cette terre d'où un monsieur me chassait sans motif parce qu'il était le maître » raconte Tiennon.

Guillaumin, lui, ne charge pas indûment ces personnages, il ne noircit pas le trait. Il se borne à les montrer tels qu'ils sont sans doute, et rapporte leur propos, sans commentaire.

Sa discrétion est plus accablante qu'un réquisitoire.

 

 

Croquis à l'encre

 

 

Avec Tiennon, Guillaumin s'attache à dépeindre le quotidien du métayer à travers cette soumission au maître ou à son sentiment d'infériorité par rapport aux manières des citadins : « pour mon compte, je dis fort peu de choses, d'abord parce que je me sentais si ridicule de parler si mal à côté d'eux qui parlent si bien, et aussi parce que je n'osais leur poser de questions sur la ville, prévoyant qu'elles seraient pour le moins aussi naïves que les leurs sur la campagne...

« Tous les gens des villes sont ainsi : ils ne voient de la campagne que les agréments qu'elle peut donner ; ils s'en font une idée riante à cause de l'air pur, des prairies, des arbres, des oiseaux, des fleurs, du bon lait, du bon beurre, des légumes et des fruits frais. Mais ils ne se font pas la moindre idée des misères de l'ouvrier campagnard, du paysan... »

A cette dépendance vis à vis du maître s'ajoute l'ignorance souvent volontairement maintenue par celui-ci. Tiennon veut que son fils sache lire et écrire pour tenir les comptes, mais son propriétaire s'y oppose par volonté, lui semble-t-il, de laisser l'ignorance se perpétuer chez les métayers.

« Lorsqu'il s'agissait, à l'époque de la Saint-Martin, de régler les comptes de l'année, on s'efforçait de se rappeler à quelle foire on avait vendu les bêtes et quels prix elles avaient atteints. Mais personne ne savait faire un chiffre... Quand M. Fauconnet arrivait pour compter, il avait vite tranché toutes les questions... »

« La Vie d'un Simple » fut rééditée à de nombreuses reprises dont une édition illustrée de 16 lithographies en couleur et de 32 dessins in-texte en noir d'André Jordan.

 

Le réalisme d'Emile Guillaumin y est assurément pour quelque chose. C'est un livre qui touche profondément, parfois jusqu'aux larmes par ses observations, ses analyses, la complexité des relations, sa sincérité, sa perspicacité. Dans un langage simple, forgé dans les écoles de la Troisième République, Guillaumin, lui aussi agriculteur, paysan, rend ses lettres de noblesse à sa classe sociale et à toute une société rurale, si proche de celle que nos grands-parents ont pu connaître. Il a touché le tréfonds paysan et la vie du métayer Tiennon est une œuvre venue des profondeurs des campagnes françaises.

 

 

Comme l'Emile des Vaux-du-Loir, fidèle à sa philosophie de vie, qui aimait parler de son petit arpent du bon dieu avec ses pommiers centenaires, ses champs, son jardin, sa basse-cour, Guillaumin qui dit « ne point avoir eu d'aventures extraordinaires » ne s'est jamais écarté de la voie de la sagesse qu'il s'était tracée.

 

 

Le 27 septembre 1951, à 78 ans, le « sage d'Ygrande » comme on l'appelait, rend son âme à Dieu.

 

 

 

Que cette semaine vous soit bonne et profitable !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aquarelle et pastel

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #personnages

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A
Il faut avoir un sacré caractère ! Merci de nous faire découvrir cette vie exceptionnelle. Hommage très bien illustré en outre. En Gascogne, et plus récemment, Marius Noguès, paysan-écrivain, a également écrit son amour de la terre. Il s'est inquiété de l’industrialisation de l'agriculture. Guillaumin et Noguès sont tout à fait d'actualité. Cordialement.
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Y
merci <br /> bonne journée