DODIN-BOUFFANT, GOURMET

Publié le 28 Avril 2024

 

 

 

Une fois n'est pas coutume, le billet de cette semaine est consacré à un coup de cœur cinématographique : « La Passion de Dodin Bouffant » adapté du roman de Marcel Rouff, « La vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet ».

 

 

 

 

D'une originalité savoureuse de bout en bout, ce film nous rappelle que la cuisine traditionnelle française a su mériter ses lettres de noblesse parce qu'elle était faite par des gens simples qui savaient et aimaient y consacrer du temps, du soin et beaucoup d'amour.

Le réalisateur Tràn Anh Hùng met en images l'écriture velouté et exquise du roman de Marcel Rouff avec une sensibilité telle que le partage de ses festins romantiques se dévore avec passion.

Les lumières diffuses, la beauté de la photographie traduisent la gourmandise, la sensualité, la quête alchimique des saveurs.

Dans un festival de couleurs, tous les mets sont préparés, servis et dégustés dans une atmosphère nonchalante parfois frivole.

Dans l'intimité d'une cuisine de la Belle-Epoque, avec quelques incursions dans la salle à manger toute en élégance, la chambre à coucher ou le potager, « La Passion de Dodin-Bouffant » nourrit le corps et l'esprit des amours pures et sincères entre le maître de maison, Dodin et sa cuisinière, Eugénie.

Chorégraphie d'autant plus touchante qu'elle est incarnée par deux comédiens en parfaite harmonie, Juliette Binoche et Benoît Magimel, dont on sait qu'ils ont partagé leur vie pendant plusieurs années.

Avec bonheur, ce film nous replonge dans nos souvenirs d'enfance quand nos grands-mères s'affairaient en cuisine.

S'attarder sur le tour de main pour confectionner un plat ne peut être ennuyeux. Considérer que la cuisine est une affaire de générosité et d'humilité ne peut que contrarier les esprits chagrins.

Plus qu'un film, c'est une leçon de vie.

 

 

 

Marcel Rouff

Marcel Rouff

 

 

Journaliste et écrivain français (1887-1936) d'origine génevoise, Marcel Rouff est aussi l'émule de Brillat-Savarin, l'ami de Curnonsky « le prince des gastronomes » avec qui il a publié 28 petits guides intitulés « La France Gastronomique » sur la cuisine régionale et les meilleures tables de France.

Il est surtout connu pour être l'auteur du célèbre roman de table et de gourmandise : « La vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet » publié en 1924 dans lequel, il a créé un personnage devenu l'emblème du génie français de la gastronomie.

Classique de la cuisine gastronomique, l'ouvrage  campe la figure d'un magistrat en retraite, raffiné, délicat, érudit et surtout épicurien amateur de bonne chère, qui du fond de sa province jurasienne consacre sa vie à sa passion pour la cuisine.

Seuls quatre de ses amis, aussi fins gourmets que lui, sont invités régulièrement à sa table pour déguster les mets délicieux préparés par sa cuisinière bien-aimée, Eugénie Chatagne. Mais celle-ci décède, il doit chercher une remplaçante qu'il trouve en la personne d'une paysanne, Adèle Pidou. Un jour, recevant un prince à dîner, il prépare avec elle un repas composé d’un « Potage Adèle Pidou », de « Fritures Brillat-Savarin », d'une « Purée Soubise » et surtout d’un « Pot-au-feu Dodin-Bouffant », véritable chef-d’œuvre qui restera dans l’histoire de la gastronomie.

Je vous en livre ici quelques lignes d'un Marcel Rouff gastronome et épicurien des mots.

 

 

 

 

 

 

 

Dodin-Bouffant, un pot-au-feu et un prince (extrait)

 

 

«...Il arriva enfin, ce redoutable pot-au-feu, honni, méprisé, insulte au prince et à toute la gastronomie, le pot-au-feu Dodin-Bouffant, prodigieusement imposant, porté par Adèle sur un immense plat long et que le cordon bleu tenait si haut au bout de ses bras tendus que les convives, anxieux, n'en aperçurent rien tout d'abord. Mais quand il fut posé avec effort et précaution sur la table, il y eut plusieurs minutes de réel ahurissement. Le retour au sang-froid de chacun des convives se manifesta suivant des réactions et des rythmes personnels. Rabaz et Magot mentalement se morigénaient d'avoir douté du Maître ; Trifouille était pris de saisissement paniqué devant tant de génie ; Beaubois tremblait d'émotion ; quant au prince d'Eurasie, son sentiment oscillait entre le noble désir de faire duc Dodin-Bouffant, comme Napoléon voulait faire duc Corneille, une envie furieuse de proposer au gastronome la moitié de sa fortune et de son trône pour qu'il consentît à prendre la direction de ses fêtes, l'énervement de recevoir une leçon qui était cette fois parfaitement limpide et la hâte d'entamer la merveille qui étalait devant lui ses promesses et ses enivrements.

Le pot-au-feu proprement dit, légèrement frotté de salpêtre et passé au sel, était coupé en tranches et la chair en était si fine que la bouche à l'avance la devinait délicieusement brisante et friable. Le parfum qui en émanait était fait non seulement de suc de bœuf fumant comme un encens, mais de l'odeur énergique de l'estragon dont il était imprégné et de quelques cubes, peu nombreux d'ailleurs, de lard transparent, immaculé, dont il était piqué. Les tranches, assez épaisses et dont les lèvres pressentaient le velouté, s'appuyaient mollement sur un oreiller fait d'un large rond de saucisson, haché gros, où le porc était escorté de la chair plus fine du veau, d'herbes, de thym et de cerfeuil hachés. Mais cette délicate charcuterie, cuite dans le même bouillon que le bœuf, était elle-même soutenue par une ample découpade, à même les filets et les ailes, de blanc de poularde, bouillie en son jus avec un jarret de veau, frotté de menthe et de serpolet. Et pour égayer cette triple et magique superposition, on avait glissé audacieusement derrière la chair blanche de la volaille nourrie uniquement de pain trempé de lait, le gras et robuste appui d'une confortable couche de foie d'oie frais simplement cuit au chambertin. L'ordonnance reprenait ensuite avec la même alternance, formant des parts nettement marquées, chacune, par un enveloppement de légumes assortis cuits dans le bouillon et passés au beurre ; chaque convive devait puiser d'un coup entre la fourchette et la cuillère le quadruple enchantement qui lui était dévolu, puis le transporter sur son assiette.

Subtilement, Dodin avait réservé au Chambolle l'honneur d'escorter ce plat d'élite. Un vin uni aurait juré avec quelqu'une des parties qui le composaient ; le Chambolle nuancé, complexe et complet, recelait dans son sang d'or rose assez de ressources pour que le palais y pût trouver à temps, suivant la chair dont il s'imprégnait, le ton nécessaire, la note indispensable. Le psychologue profond avait parfaitement calculé son effet ; ces âmes raffinées dégustaient une double allégresse ; elles étaient délivrées du noir souci qui les obsédait et l'exaltation des sens leur apportait l'épanouissement joyeux de ce régal inattendu. Les chaînes de l'angoisse tombaient définitivement à cette heure précise où la chaleur et la vertu des vins inclinaient à la vie pleine et à l'abandon. Maintenant, l'ardeur intime se donnait libre cours. Plus d'ombres. On était rassuré. On pouvait en toute béatitude se livrer au plaisir de savourer et à cette douce amitié confidente qui sollicite les hommes bien nés à la fin des repas dignes de ce nom.

Le prince avait compris, certes ; mais l'honneur était sauf. Bien mieux, il pourrait désormais dans les cours conter aimablement l'aventure aux souveraines, ses ordinaires voisines de table, et affirmer, sans crainte d'être démenti, qu'il avait dégusté le plus prodigieux pot-au-feu qu'on puisse imaginer... »

 

 

 

 

 

L'ouvrage  est à la fois un formidable monument littéraire, une subtile introspection de la France et une délicieuse ode à la bonne chère. Dodin est, à sa manière, le fervent défenseur de ce qui fait une nation, à savoir la manière dont on y mange.

A travers ses lignes, Marcel Rouff défend une certaine vision de la cuisine française, « légère, fine, savante et noble, harmonieuse et nette, claire et logique, intimement liée, par des relations mystérieuses, au génie de ses plus grands hommes ».

Pour lui, « la cuisine française est sortie de la vieille terre gallo-latine ; elle est le sourire de ses campagnes fécondes. La France ne serait plus la France le jour où on y mangerait comme à Chicago ou comme à Leipzig, où on y boirait comme à Londres ou à Berlin. »

 

Bon appétit !

 

 

 

Je vous souhaite une bonne semaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #gastronomie

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A
Je pavlove.
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