LA TOURAINE

Publié le 7 Mai 2023

 

La Loire - aquarelle

 

 

La Touraine, c'est l'Indre et c'est la Loire ; c'est l'Indre-et-Loire.

C'est aussi le Cher, la Vienne, la Creuse : c'est un rendez-vous de rivières. Les plus belles viennent du sud ; du nord il ne vient que des ruisseaux, des Cisse, des Brenne, des Bresme et des Choisille ; des ruisselets, la Roumer, le Rangeon ; tout juste ce qu'il faut pour que le nord ait son petit mot à dire en cette assemblée des eaux où dominent les voix du Vivarais, du Bourbonnais, du Limousin et du Berry, portées par de lents courants.

 

Ce n'est pas encore ici le Midi et ce n'est déjà plus le Nord : c'est un juste milieu, comme un lieu d'apaisement où se fait l'union de deux France. Là se rencontrent la vigne et le pommier. Ici montent les cigales les plus hardies de l'Aquitaine : ici descendent quelques papillons de Normandie. Le ciel est transparent comme un ciel d'Océan et pourtant le soleil pique aux beaux jours de l'été comme un soleil de Méditerranée.

 

Les hommes y sont blonds ou bruns, plutôt blonds, mais il n'y a pas de loi qui établisse que les teints clairs l'emportent sur les teints chauds. Au hasard des chemins, des rues, des lavoirs, des marchés, le regard du promeneur rencontre des yeux de braise ou d'eau claire, de noisette ou d'amande verte. Il y a du Gaulois et du Franc, du Viking et du Celte dans le sang tourangeau. Toutefois, les gens de ce pays-là ont des têtes de chez nous à ne pas s'y méprendre. Français, ils le sont par malice de l'oeil sous le sérieux du front, par le sourire en coin d'une bouche habile à la parole et au silence, et par mille traits que nous verrons.

 

 

Croquis encre aquarelle

 

 

Nous les coudoierons au cours de nos flâneries, mais il faut le savoir, dès le seuil de cette étude, que nous allons vivre parmi des êtres exquis, savoureux dans leurs propos, désinvoltes dans leur jugement, habiles à tirer de la dure existence des champs la quintessence du plaisir de vivre, et pourtant plus Français de Touraine que Tourangeaux de France, parce que les qualités et les défauts qui leur sont propres ne sauraient être étrangers aux Gascons, aux Lorrains ou aux Picards : c'est une question de dose et de mesure.

Ils habitent un jardin, dit-on, le Jardin de la France. Voilà un mot sur lequel il faut s'entendre.

Tout est jardin en France : la vallée de la Dordogne et les collines du Perche, l'Ile-de-France, la plaine d'Alsace, le pays d'Avignon, sont des jardins. Il n'est pas de province qui, entre deux montagnes, ou bien au bout d'une plaine assez morne, ou encore aux lisières d'un bassin houiller, n'ait, avec quelques massifs de chênes et quelques prés fleuris, de quoi composer un jardin.

Je crois que la Touraine a été élue Jardin de la France parce que, sans excès et sans pompe, elle donne l'aspect le plus aimable de ce qu'il y a de riant et d'élégant sous notre ciel.

La lumière y est douce ; l'air y porte à la nonchalance ; les maisons construites en calcaire tendre y sont claires et dorées, et leurs fenêtres sont ornées de fleurs. Les vallées sont comme des allées de parc, bordées de peupliers, de buissons légers ; elles invitent à la promenade : on les suit sans se hâter, en suçant un brin d'herbe, en cueillant un bouquet de clématite sauvage ou, si c'est l'automne, en écalant des noix.

 

 

Montrichard sur le Cher - le donjon - aquarelle

 

 

De temps en temps, on longe un jardin mieux aligné et plus fleuri que la campagne d'alentour ; on voit pointer des ifs, s'élever des séquoias en pyramide, des cèdres argentés : c'est la garde verte qui veille à la paix de quelque château. Ou bien on aperçoit une terrasse à balustres, des tilleuls taillés, des arceaux formant voûte de roses. Plus loin, c'est une pelouse ronde d'où fusent des panaches de gynériums. Dans les vallées de l'Indre, de la Loire, du Cher, les parcs succèdent aux parcs. Un air de noble élégance y donne le ton à la nature. Celui qui flâne en ce décor aimable se sent naturellement porté aux plus fines spéculations de l'esprit. Les sonnets de Ronsard lui reviennent en mémoire, et il lui arrive de murmurer le nom d'Hélène parce qu'il croise sur sa route une dame de qualité assise au volant d'une voiture à moteur.

 

En ce pays très littéraire, la terre est cultivée au double sens du mot. Il semble qu'entre les échalas des vignes des épigrammes se composent ; un je-ne-sais-quoi de livresque se dégage des terrasses établies aux pentes de coteaux. Un vers de du Bellay s'inscrit entre les tilleuls d'un quinconce, et l'on cueille sans peine une phrase de Pantagruel au seuil de chaque cave taillée dans le tuffeau.

 

Ce sont ici lieux de délectation souriante. Rien de lourd, rien d'épais n'y a sa place entre ciel et terre. Toute fumée y est légère et désinvolte ; toute pensée y prend des mouvements de danse au départ du raisonnement, et quand elle est enfin assise et assurée dans un façonnement à la convenance de celui qui l'élabore, elle demeure aérienne.

 

 

La chapelle Saint-Hubert - Amboise - aquarelle encre

 

 

Ce jardin de la France est le jardin d'Epicure. Le plus pauvre y a sa maison de pierre blanche dont l'unique fenêtre est fleurie d'un géranium planté dans une casserole hors d'usage. La misère y semble plus supportable qu'ailleurs. On ne sait pourquoi d'abord, puisque là comme partout la maladie, le souci de manger à sa faim, de se chauffer quand il fait froid, tourmentent des êtres par milliers chaque jour. Puis on se laisse aller à cette douceur de vivre que ménagent un climat sans brutalité, un sol favorable à la vigne et aux melon, des rivières où la friture abonde, et toutes sortes d'agréments offerts par l'air du temps, qu'on ne saurait classer sans tomber dans la chimie des éléments, dans la physique de l'atome.

En somme, un jardin plaît parce qu'il est jardin, et d'autant plus qu'il n'est point apprêté. La Touraine, ce sont les Valois ; ce ne sont pas les Bourbons avec leurs pompes et leurs ostentations. La Renaissance aime la fantaisie des architectures : aussi bien a-t-elle donné le plein de son art en cette vallée de la Loire, harmonieuse dans son développement, mais sinueuse et fuyante dans les profils de son érosion.

 

J'ai parlé de terrasses à balustrade. Il est vrai qu'elles soulignent l'horizon de Touraine. Elles sont là en bonne place avec leurs tilleuls de bel alignement et leurs murs d'espaliers où la treille, la clématite et le pêcher alternent, avec leurs pavillons des quatre saisons aux vitres bleues, rouges, vertes et jaunes et leur couronnement de vignes à échalas. Elles résument sous le ciel de France toute la poésie du monde. Elles chantent, par la voix des abeilles qui butinent leurs plates-bandes, l'harmonie, la mesure et la clarté, sans quoi il n'est pas de beauté dans les ouvrages de l'homme.

 

Entre le lit de sable où la Loire paresse et ces claires balustrades, les jardins se disposent en une sorte de désordre ordonné que l'on ne saurait découvrir ni aux terrasses pluvieuses et verdoyantes de Bergen sur la mer du Nord, ni aux balcons d'orangers du golfe de Salerne, ni même aux étroits potagers des pentes d'Avallon qui semblent porter cette ville charmante sur un socle de salades, de haricots ramés et d'oseille à grappes roses.

 

Aux flancs des coteaux de Touraine, point de lignes courbes, point d'encorbellements arrondis ; mais des droites menées d'un bouquet d'acacias à un banc qu'ombrage un thuya des autres siècles, mais des plans rectangulaires reliant de plain-pied une tonnelle d'aristoloches* aux marches d'un perron flanqué de deux caisses de laurier-rose.

 

Des droites et des rectangles, oui...Toutefois, à y regarder de près, ces droites-là sont bien un peu zigzagantes, les rectangles ont l'air de trapèzes. C'est que nous sommes ici, ne l'oublions pas, en pays de désinvolture, où il n'est d'autre règle que la guise de chacun. Et de cette guise est venu l'accroc léger aux parallèles, aux angles droits, aux côtés égaux. Qu'un fusain taillé fasse pendant à un buis, que dans la bordure de lavande une ancolie et deux ou trois chardons bleus aient trouvé leur place, voilà de plaisantes irrégularités. Il en est même de captivantes : c'est un ormeau qui a pris racine dans un mur de terrasse, qui a grandi, forci, qui a tout fait éclater autour de lui et dont on a respecté l'audacieux privilège ; c'est une fontaine à mascaron, depuis longtemps sans eau : dans sa vasque ébréchée, fendue de toute part, un églantier sauvage s'est établi en tout loisir et, dans la barbe du dieu fluvial qui jadis jetait l'eau à pleine bouche, des scolopendres poussent leurs crosses velues bientôt déroulées en longues lanières vertes.

 

Ce sont là des signes d'abandon et de laisser-aller ; c'est soumission aux lois du temps : les jardins, comme les hommes, prennent avec l'âge, des rides, des bosses et des nouures*.

 

 

Abbaye La Clarté-Dieu Saint-Paterne-Racan croquis encre

 

 

Auprès de ces architectures jardinières pleines de bonhomie, certains décors de châteaux, et particulièrement le grand décor de canaux, de parterres et de broderies d'une demeure comme Villandry, font figure de coq au milieu d'une assemblée de rossignols. Nous sommes là en pleine étiquette et le jardinier-chef est chef du protocole des arbres et des fleurs. Pas un pampre de vigne qui n'ait son emploi dans la décoration, pas une salade au potager qui ne soit mise en valeur par la seule frisure de ses feuilles, pas une pomme qui ne s'offre au regard, entre les lattes d'un bas treillage, comme un fruit primé de concours agricole. C'est du faste ; il y a dans cette ostentation de la plante et du légume un tour artificiel qui touche au cérémonieux. Ce n'est pas dans ces parages que nous irons découvrir les vraies grâces de la Touraine.

 

Je ne sais d'où vient cette propension des spécialistes en circuits touristiques à mener ceux qui leur demandent conseil et direction à travers les seuls ouvrages monumentaux de pompeuse apparence. Blois, Chambord, Amboise, Chenonceaux, voilà qui est beau, altier, riche, chargé de brillants ornements, paré dès le cerveau de l'architecte pour soulever l'admiration des siècles à venir ; il semble que les Trinqueau pour Chambord, les Philibert Delorme pour les embellissements de Chenonceaux, aient songé aux autocars...

 

 

Une boutique en Touraine - croquis encre

 

 

Mais ne serait-ce pas mieux de montrer aux touristes curieux des traits originaux du visage de la France, le vignoble de Bourgueil qui porte dans ses grappes au soleil de septembre un vin incomparable, ou l'étroite et haute Devinière, berceau litigieux de Rabelais, ou bien ces ombrages de Crouzières où l'Abbé de Rancé échangeait d'aimables propos avec Mme de Montbazon, ou bien encore telle boutique de Ligueil, fameuse par la qualité des macarons qu'on y prépare ?

Je sais cent lieux de nulle réputation qui l'emportent par leur charme discret, par le langage de leurs pierres sans apparat, sur ces châteaux de la Loire à qui l'on semble donner l'exclusivité - pour parler un langage de cinéma - de la beauté, de la grandeur et de la richesse.

 

Cette Touraine là, il faut la goûter comme on goûte un de ces plats de France où entrent, avec le morceau principal, les parfums des herbes potagères, les chaleurs de l'eau-de-vie, un rien de sucre caramélisé et toutes sortes de condiments de peu d'usage.

 

C'est la Touraine des amateurs, la seule qui livre aux cœurs sensibles et aux esprits délicats la clé de ce Jardin de la France où nous allons nous aventurer.

 

Source : Maurice Bedel « La Touraine » - Edit. J de Gigord.

 

 

Hôtel Gouin Tours - aquarelle

 

* Aristoloches : plantes de type liane

* Nouure :

Sens 1 : couture - fait de relier les fils sur un métier à tisser.

Sens 2 : arboriculture -début de la formation du fruit sur la tige d'un arbre.

Sens 3 : médecine - déformation de l'extrémité des os qui caractérise notamment le rachitisme.

 

 

 

Je vous souhaite une très bonne semaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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M
Les jardins improbables me plaisent aussi davantage que les parterres de villandry...et je suis en discussion éternelle avec un ami qui déteste le château de chambord...merci pour cette jolie ode à la Touraine !
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Z
YVES, <br /> pour le NORD du departement , il ne faut pas oublier l ESCOTAIS et ses affluents qui coulent dans le Nord .... qui a vu a travers l histoire de nombreux personnages.<br /> mercde le rappeler. H Zamarlik.
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Y
Bonjour Henri<br /> Je n'oublie pas le nord Touraine. j'ai d'ailleurs mis un dessin de la Clarté-Dieu qui est près de Saint Paterne je crois.<br /> Amitiés <br /> Yves<br />
Z
merci