A PROPOS DE CAMEMBERT

Publié le 19 Novembre 2023

Aquarelle Yves de Saint Jean

 

 

 

Quand Emile allait l'hiver couper du bois ou tailler la vigne, l'heure du casse-croûte en milieu de matinée était sacrée.

Autour d'un feu allumé dès l'arrivée, on se régalait alors d'un hareng grillé, de quelques patates cuites sous la cendre, parfois d'un gros oignon et pour terminer, l'éternel fromage Camembert, fait à souhait, le tout arrosé d'un pineau d'Aunis au goût poivré de sa production.

« Le Camembert, pour moi c'est sacré ! » répétait-il à chaque fois.

 

 

 

Aquarelle Yves de Saint Jean

 

 

Dans notre beau pays de France, celui du bien boire et bien manger, il est de tradition de ne pas terminer un bon repas sans fromage de choix.

Les origines normandes de Catherine nous ont entraînés, il y a quelques années, à vivre quelque temps dans cette région Bas-Normande du pays d'Auge qui a toujours eu à cœur d'apporter une contribution importante à cette réjouissance gastronomique.

Que ce soit le noble Pont-l'Evêque, dont on parlait déjà au treizième siècle sous le nom d'Angelot, ou l'original, presque aristocratique Livarot, entouré de ses 3 ou 5 laîches* devenu ce « Colonel » cité dans de vieux écrits, ou bien encore ce jeune et dynamique Camembert (âgé seulement d'à peine deux cents ans), chacun de ces Ambassadeurs a vu le jour dans ce pays d'Auge, berceau de la fromagerie normande.

 

« Un repas sans fromage est une belle à qui il manque un œil » - Anthelme Brillat-Savarin

 

 

 

Aquarelle Yves de Saint Jean

 

 

 

Le Camembert, toute une histoire

 

 

Si j'ai eu envie de consacrer ce billet au Camembert, appellation générique qui désigne un fromage à pâte molle et croûte fleurie c'est que, tout comme Emile, j'aime ce fromage sans pour autant, soyons clairs, négliger les autres. Je l'aime aussi pour son histoire qui ne manque pas d'originalité. Vous connaissez ma passion et mon intérêt pour la sauvegarde des terroirs

Mais attention, ma préférence ne va pas à n'importe quel Camembert et sûrement pas à ce « calendos » ou « clacos» de bas étage, non mais au vrai, à celui au lait cru et moulé à la louche, malheureusement de plus en plus remplacé sur les linéaires par celui de groupes industriels utilisant un lait pasteurisé aux origines souvent imprécises.

 

Commercialement, l'appellation d'origine normande n'ayant fait l'objet d'aucune protection se voit utilisée pour des fromages n'ayant que peu ou pas du tout de rapport avec le Camembert originel. Pour se distinguer de cette multitude de fromages appelés à tort « Camembert » par leurs fabricants, la filière de production agricole normande du Camembert a demandé et obtenu l'enregistrement comme AOP, une protection de l'Union Européenne, de l'appellation d'origine « Camembert de Normandie ».

La production du lait et sa transformation en fromage étant assurées uniquement par cette filière composée d'agriculteurs producteurs fermiers et de transformateurs qui respectent le cahier des charges attaché à ce label officiel.

La bataille impliquant le lait cru ou pasteurisé est toujours d'actualité. J'en parlerai brièvement plus tard.

 

La réussite d'un fromage « Camembert de classe » ne peut être le résultat que de la collaboration intime et ininterrompue de plusieurs éléments : les herbages, la vache et le fromager.

 

 

Herbages et village de Camembert

 

 

L'herbage joue un rôle d'une importance extrême. Il existe des crus de lait tout comme il existe des crus de vins. Il y a quelques années, un savant français, au cours d'une conférence au Canada, avait dit en substance : « donnez-moi du lait et je ferais des Camemberts normands chez vous ». L'expérience a prouvé la vanité de cette prétention.

Un palais exercé reconnaîtra bien souvent l'origine exacte d'un vrai Camembert normand au lait cru et permettra de dire s'il provient de la Manche, du Bessin ou du pays d'Auge. Ils auront tous un air de famille, mais cette parenté ne sera jamais plus proche que le cousinage, parce que le secret vient du pré.

 

 

Aquarelle Yves de Saint Jean

 

 

La vache normande

 

 

Pour fabriquer des fromages, il faut transformer l'herbe en lait. La vache a naturellement un rôle de premier plan.

Star des prairies, cette coquette qui porte lunettes ne peut être confondue avec ses consœurs, voire rivales. Emblème vivant des pâturages normands, on reconnaît du premier coup d’œil l’élégante silhouette à la robe blanche chargée de couleurs qui s’accorde parfaitement aux vallons, au bocage et au climat qui l’abritent. Sur fond blanc, son manteau est tricolore : blanc, blond (marron fauve) quelle que soit la nuance du fauve au roux, parcouru de fines rayures sombres, son aspect devient « bringé». La répartition, la densité et la disposition des taches lui donnent alors l’effet « caille », « truité » ou « moisi ». Elle a des yeux tout ronds qui vous fixent. Dans son regard, calme et toujours très doux, on pourrait presque lire toute la sagesse du monde. L’éleveur apprécie cette grande dame rustique, solide, docile, bonne mère, qui produit 18 à 25 litres par jour et en moyenne 6 000 kg par an d’un lait riche en matières grasses et protéines apprécié pour la fabrication des fromages.

Elle serait, pour certains, la descendante de bovins amenés par les Vikings aux 9ème et 10ème siècles. Elle est surtout issue de la fusion et de l’amélioration progressive de trois races locales, l’Augeronne, la Cotentine et la Cauchoise. Il faudra, cependant, attendre 1883 pour voir identifiée la race dans le premier livre généalogique bovin français. Altesse, Pâquerette, Elégante, Princesse, Baronne ou Galante… ont le même caractère tout en nuances du bocage. Approchez doucement la main vers son mufle pour la caresser, elle vous reniflera en reculant un peu la tête pour s’habituer puis, rassurée, elle vous acceptera dans son monde.

 

 

 

 

 

 

La vraie histoire du Camembert

 

 

La réussite d'une fabrication de ce précieux Camembert de grande classe est le résultat, complexe, de science innée et d'expérience acquise par de multiples années de métier. On naît fromager et c'est en se perfectionnant qu'on devient Maître fromager.

Marie Harel aurait des motifs de surprise si elle revenait chez nous. Elle ne reconnaîtrait sans doute plus ses fromages car c'est à elle que, selon une histoire contestée par des esprits chagrins, l'on doit l'existence de notre Camembert.

Marie Harel, née Marie Catherine Fontaine le 28 avril 1861 à Crouttes, près de Vimoutiers en Normandie, agricultrice, épouse le 10 mai 1785, à Camembert, Jacques Harel, laboureur à Roiville. C'est sur la ferme de Beaumoncel, propriété de Jacques Perrier qu'ils se sont rencontrés. Marie s'occupe des vaches et de la laiterie.

 

Il se fabriquait déjà , depuis la fin du 17ème siècle, un fromage renommé dans le pays de Camembert. Thomas Corneille, de dix ans le cadet de son frère Pierre, signale, dans un dictionnaire géographique publié en 1708 : « Vimoutiers...on y tient tous les lundis un gros marché où l'on apporte les excellents fromages de Livarot et de Camembert ».

Donc, bien avant Marie Harel, on fabriquait des fromages à Camembert mais qui n'avaient ni la forme, ni la tenue que nous lui connaissons aujourd'hui.

Pourtant, l'invention du Camembert revient à Marie Harel. Elle aurait bénéficié des conseils d'un prêtre réfractaire au manoir de Beaumoncel où elle travaillait, l'abbé Charles Jean Bonvoust* né le 6 juin 1747 à Alençon. En 1790, à la suite du vote de la Constitution Civile du clergé, ce prêtre est parti se réfugier à l'abbaye de la Sainte-Trinité à Fécamp. Peut-être vers 1791 mais sûrement en 1796, il revient sur ses terres ornaises mais recherché par la nouvelle gendarmerie républicaine, il se réfugie à Camembert.

Là, il observe Marie en train de fabriquer ses fromages, et fort de ses connaissances sur l'affinement des fromages dans diverses abbayes, comme Neufchâtel et peut être en Brie, il lui propose d'autres méthodes d'affinage et notamment celle qui forme une croûte autour de la pâte molle. C'est ainsi que les deux méthodes, celle de l'abbé et celle de Marie vont donner les fromages aux caractéristiques proches de celles que nous connaissons désormais, en forme d'un cylindre de 11 cm de diamètre, 3 cm d’épaisseur, d’un poids de 250 g, moulé à la louche à raison de 5 passages espacés de 45 minutes selon la tradition.

Ce récit reste considéré comme véridique dans de nombreux ouvrages qui le transmettent avec de surprenants enrichissements.

 

 

 

 

Il n'en reste pas moins que Marie Harel a bien existé et a fabriqué des Camemberts selon un savoir-faire local. Son principal mérite est d'avoir été à l'origine d'une lignée de fromagers entreprenants qui ont développé la fabrication du Camembert à une grande échelle, notamment son petit fils Cyrille Paynel, né en 1817 ( sa fille également appelée Marie ayant épousé Thomas Paynel), créateur d'une fromagerie au Mesnil-Mauger dans le Calvados.

C'est ce petit-fils qui offrira un Camembert à Napoléon III en visite à Argentan en août 1863. Celui-ci va tellement l'apprécier qu’il exigera qu’on en livre directement aux Tuileries. C'est ainsi qu'aurait commencé la fortune du Camembert !

Pour Pierre Androuet, le célèbre fromager avec qui j'ai eu le plaisir de dîner chez un ami restaurateur Amboisien, l'essor économique du fromage est également lié à la proximité de stations balnéaires à la mode où il a trouvé une clientèle qui en fit la promotion. Plus tard, l'inclusion d'une portion dans les rations militaires durant la première guerre mondiale va contribuer à sa diffusion.

Un certain Ridel, ingénieur à Vimoutiers, inventera la boîte en bois de peuplier qui permettra de le transporter plus facilement et d’en faire la promotion avec ses célèbres étiquettes.

 

 

 

Stèle en l'honneur de Marie Harel inaugurée en 1928 par le président Millerand et détruite par les bombardements en 1944

 

 

Pour glorifier Marie, deux statues sont visibles à Vimoutiers. L'une, œuvre du sculpteur L'hoëst Eugène fut créée par souscription sous l'impulsion d'un américain connu à New York pour ses talents de thérapeute, le « docteur » Joseph Knirim, qui soignait ses patients avec du Camembert et de la levure de bière, est inaugurée à Vimoutiers par le président Millerand en 1928. Brisée par les bombardements de 1944, la tête de la statue restée plusieurs semaines au pied du monument disparut à tout jamais. La seconde, devant la mairie, fut offerte par les 400 ouvriers d'une fromagerie de l'Ohio, en s'excusant des dégâts causés par les bombardements. Sous l'impulsion de Margarett Mitchell, auteur du roman

« Autant en emporte le vent », le Pilot Club International adopta Vimoutiers pour aider à sa reconstruction.

 

 

 

Statue de Marie Harel récupérée sans la tête suite aux bombardements de 1944

 

 

Un ferment naturel du Pays de Bray

 

 

On manque de documentation sur ce qu'étaient exactement les Camemberts de l'époque de Marie, mais on a tout lieu de penser que si la méthode de fabrication n'a que peu changé, le produit a subi des modifications importantes quant à son goût et sa présentation.

Jusqu'au début du 20ème siècle, le Camembert avait souvent une apparence bleuâtre, tirant sur le gris.

Très affiné, il laissait percevoir un léger goût de ferment. La science des fermentations commençant à se développer permit de remédier à ce défaut en remplaçant un ferment naturel par une autre espèce, très voisine, trouvé aussi en Normandie sur les « bondons* » du Pays de Bray.

 

 

 

Statue actuelle de Marie Harel

 

 

Il fut une période on l'on faillit perdre le savoir-faire

 

 

Certains se souviennent peut-être de ces Camemberts informes, plâtreux ou liquéfiés ballotant dans leurs boîtes en s'échappant par leurs fentes sur lesquels un fromager digne de ce nom aurait dû rougir de mettre son nom.

On l'obligeait alors à fabriquer des fromages à 30 et même 20% de matières grasses, alors qu'un Camembert digne de ce nom ne s'abaisse jamais au-dessous de 45%.

La reprise fut longue et difficile car le consommateur ne veut plus du tout autre chose que des Camemberts impeccablement blancs, finement couverts et auréolés de rose saumon.

Et pourtant, un maître fromager au passé glorieux disait qu'il fut un temps où le client, en passant sa commande, n'omettait pas de préciser « et surtout des fromages bien bleus ».

 

 

 

 

 

Ce Roi comestible ne peut régner que dans la Liberté

 

 

Si le rôle du fabricant est terminé lorsque les fromages sortent de son laboratoire, leurs cycles n'est pas encore complet et l'intervention de l'affineur (demi-grossiste, crémier, Maître d'Hôtel ) peut être soit heureuse soit néfaste car comme tout fromage à pâte molle, le Camembert est un fromage fragile et son point de consommation exact assez restreint. Mal soigné et négligé il peut perdre toutes ses qualités et devenir un fromage quelconque. Confié à des mains expertes, il fera l'admiration des plus fins connaisseurs.

 

 

 

le village de Camembert

 

 

 

Un nom prestigieux tombé dans le domaine public

 

 

Marie Harel, cette géniale agricultrice décédée le 9 novembre 1844, ne pouvait se douter que près de 180 ans plus tard la production de son cher fromage atteindrait la production de 120 000 tonnes dont près de 13 000 tonnes au lait cru.

5% des Camemberts sont AOP fabriqués par une poignée de fromagers et 500 producteurs de lait qui peuvent revendiquer cette appellation. On peut simplement regretter qu'un nom aussi prestigieux soit tombé dans le domaine public.

 

Depuis des années un rude combat s'est engagé entre les petits producteurs de Camembert et quelques industriels de l'agro alimentaire et certains distributeurs. Vous trouverez ci-dessous quelques extraits d'articles avec les liens des sources.

 

 

 

 

 

 

Camembert AOP contre Camembert industriel

 

 

L'appellation d'origine contrôlée « camembert de Normandie » vient d'assigner en justice trois industriels - Lactalis, Bongrain, la coopérative Isigny-Sainte-Mère - et certains distributeurs pour leurs produits MDD (Intermarché, Leclerc, Monoprix, U et Lidl) afin de protéger l'AOC.

En effet, les industriels apposent la mention « Fabriqué en Normandie » sur leurs camemberts, semant donc, estime l'association, la confusion dans l'esprit du public qui ne perçoit plus la différence entre ces derniers et les produits issus de l'AOC mentionnant « Camembert de Normandie ». Avant de lancer cette procédure, l'association avait engagé des négociations qui avaient échoué. Source : 

https://www.planetoscope.com/Produits-laitiers/1738-ventes-de-camemberts-en-france-.html#:~:text=La%20France%20produit%20aujourd'hui,un%20segment%20de%20march%C3%A9%20dynamique.

 

 

 

croquis à l'encre Yves de Saint jean

 

 

Camembert : victoire des petits producteurs contre les industriels

 

 

Le « camembert de Normandie » peut couler des jours heureux. Vendredi 22 juillet, le Conseil d’État a rejeté les requêtes de Lactalis, Isigny-Sainte-Mère et du Syndicat normand des fabricants de camembert (SNFC), qui souhaitaient pouvoir utiliser la mention

« Fabriqué en Normandie » sur leurs fromages industriels.

Un étiquetage interdit en 2020 par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), car elle susciterait une confusion chez le consommateur avec le « camembert de Normandie » au lait cru qui, lui, dispose de l’AOP (appellation d’origine protégée).

Les industriels avaient tenté d’annuler cette interdiction une première fois fin 2021. Sans succès.

Rebelote en 2022 : le Conseil d’État a estimé que la mention « Fabriqué en Normandie » sur l’étiquette était susceptible de porter atteinte à la protection accordée à l’AOP. Un strict cahier des charges régit cette appellation.

Les groupes Isigny-Sainte-Mère et Lactalis détiennent 90 % du marché français annuel de 120 000 tonnes, rappelle Ouest-France, devant les petits producteurs artisanaux, défenseurs du fromage au lait cru. Source :

https://reporterre.net/Camembert-victoire-des-petits-producteurs-contre-les-industriels https://www.lepoint.fr/societe/camembert-de-normandie-in-extremis-les-producteurs-refusent-l-aop-aux-industriels-31-01-2020-2360709_23.php#11

 

Restons optimistes mais vigilants.

 

 

 

Bon appétit et bonne semaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* Laîches : Le Livarot est reconnaissable par son aspect visuel particulier. En effet, il est entouré de 3 à 5 bandelettes de roseaux séchés, appelées « laîches ».

 

*Abbé Charles Jean Bonvoust : Arrêté, le 19 septembre 1797, dans le cimetière d’Almenêches, il a été écroué à la maison d'arrêt de sa ville natale, le 1er décembre. Condamné, le 11 janvier 1798, à la déportation vers l’île de Ré, son état de santé ne lui permettant pas d’y être transféré, il a été laissé en prison, où il est mort, l’année suivante, le 8 avril 1799.

 

* Bondons : fromage originaire du pays de Bray, en NormandieC’est un fromage à base de lait de vache à pâte molle, non pressée, non cuite et fondante, à la croûte rougeâtre, de 45 % de matières grasses,

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #gastronomie

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A
Très richement écrit et affiné. Appétissant. Je ne ferai plus d'erreur. Magnifique. A la Normandie, la Gascogne reconnaissante.
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Y
merci <br /> amicalement
M
Merci !!!!!!<br /> J’aime tant le camembert !<br /> J’ai toujours le souvenir de ma maman , les jours sans école, qui au retour des courses le matin mangeait son morceau de camembert arrosé d’un peu de vin rouge ! Oui oui !!!!! Et nous étions en région parisienne !
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Y
le camembert, le vrai, fait parie des souvenirs d'enfance comme le pain de 4 livres, la tartine de confiture ou de chocolat en poudre du 4 heures !<br /> amitiés<br /> Yves