EMILE RACONTE 25 - HIRSUTE

Publié le 7 Janvier 2023

 

 

Hirsute est un personnage à part, haut en couleur. Le genre de type que l'on qualifie d'original, mal peigné, d'où son sobriquet, qui répond oui pour non et non pour oui et au revoir quand on lui dit bonjour.

Il a toujours dit ne pas faire comme tout le monde mais comme il le pense. Pour lui la vie n'est pas une course. Il refuse de suivre le troupeau. C'est comme ça et même s'il a souvent « emmerdé » le monde, il est heureux parce qu'il a fait comme il a voulu. Il a arrêté le chrono du « modernisme » qui n'apporte que des emmerdements, des contraintes et des contrôles.

Il a refusé de faire son service militaire. Il dit qu'il a réalisé son Tour de France comme menuisier ou charpentier et que partout il a laissé des chefs-d'œuvre.

On ne connait pas trop son âge. Il vit seul dans la petite ferme héritée de son père, à l'orée de la forêt.

Il ne mange que les produits de son exploitation, les œufs de ses poules, se soigne avec les plantes de son jardin, des bois et des talus cueillies dans la rosée du matin à la Saint-Jean et se baigne tout nu dans la rivière qui passe au bout de son champ.

 

 

 

 

Chaque matin et soir il brosse sa vache, lui caresse le pis pour préparer la traite. Elle lui donne le lait dont il fait son beurre et ses fromages.

Il aime d'amour toutes ses bêtes, sa minette et sa chienne qui le suivent partout. Il trouve que c'est triste d'avoir des animaux enfermés dans une cage, le cochon dans une soue, les lapins dans un clapier, alors chez lui tout le monde vit en liberté.

Il est à ses heures braconnier. Il y a quelque temps, il a pris un brochet de 10 livres et une anguille longue comme le bras.

 

Mais Hirsute est aussi vantard, hâbleur, un peu frimeur, capable de raconter des histoires insensées que les gens écoutent en souriant. Plus personne ne le croit vraiment. Il peut aussi provoquer des discussions à propos de tout et n'importe quoi.

 

Un jour, au bistrot du village, il a raconté avoir vu dans la forêt un grand dix cors portant une croix entre ses bois et que même le Christ lui avait parlé.

Dans tout le village ce fut immédiatement un grand éclat de rire et Hirsute fut l'objet de toutes les moqueries.

« Tu te prends pour Saint-Hubert, le saint patron des chasseurs et des forestiers. Surveille ton animal, capture-le ou tue-le et ramène nous sa dépouille. Nous jugerons sur pièce », lui répondirent en chœur les clients des petits commerces et tous les piliers de bar en se tapant sur les cuisses.

Sacré Hirsute.

Un journaliste présent, rédacteur d'une feuille de chou locale, raconta avec force ironie la forfanterie de l'illuminé.

 

 

 

 

Peu de temps après, lors d'une expédition de braconnage, alors qu'il posait un collet dans une coulée de lièvre, Hirsute vit surgir, à quelques pas de lui dans une clairière, un grand cerf couronné d'un halo de lumière. Il se frotta les yeux, se cacha tout tremblant derrière un vieux chêne. Il crut défaillir quand il entendit une voix sourde et profonde s'adresser à lui :

 

« Hirsute, je sais ce que tu as raconté. Tu es un grand nigaud et tu le resteras à moins de prouver que notre Seigneur, par la grâce de Saint-Hubert est apparu devant toi. Je vais t'en donner la preuve. »

A ce moment, des bois et des yeux du bel animal jaillit une pluie d'étoiles dorées et dans l'instant qui suivit le grand cerf disparut dans la forêt.

 

Hirsute resta un long moment figé, pétrifié, tout son corps frissonnant d'une émotion associée à une belle frousse, puis il ramassa son trésor et le lendemain, sur le coup de midi, il est allé raconter son aventure nocturne qui aussitôt déclencha de nouveaux sarcasmes, railleries et quolibets.

Alors ouvrant sa gibecière, il en sortit les étoiles dorées et les fit ruisseler entre ses doigts. Personne n'eut le droit de les toucher. Elles sont sacrées, leur dit-il.

 

Tout d'abord, il y eut un grand silence puis on applaudit et le bouche à oreille rameuta toute la population. Des vieilles se signèrent, on parla de miracle, de grâce. Hirsute était un saint. Enfin, il le serait vraiment s'il révélait au village le lieu de l'apparition.

Une expédition fut organisée jusqu'à la clairière miraculeuse. Chasseurs et braconniers patrouillèrent en vain des nuits entières pendant des semaines. Cartomanciennes, pendules, boules de cristal, cierges, prières et confessions à l'église n'y changèrent rien. Pas de prodige, aucune sainte vision, ni de pluie dorée, il n'y en eut plus jamais.

Tant et si bien que quelques mois plus tard, on ne parlait plus que de comédie ridicule, de lecture du « Grand Albert », grimoire dit de magie, d'invention, de sorcellerie et autre manigance du diable.

 

Le temps passa. Hirsute mourut, martyr de son aventure, dans la misère, le mépris et l'oubli.

 

 

 

 

 

C'est alors qu'une nouvelle histoire commence.

 

Un jeune curé installé depuis peu dans la localité, en feuilletant des archives et de vieux journaux, découvrit les articles écrits quelques années plus tôt sur cette affaire déclenchée par Hirsute. Homme sage et de son temps, il fit subtilement dans la paix de son âme la synthèse entre sa foi et la modernité. Chaque soir, dans la solitude de son presbytère, il était le seul à voir par les nuits sans lune caracoler « saint-Hirsute » sur un cerf aux bois de feu entre la Grande Ourse et la meute de chiens de la chasse du roi Hugon.

 

Il vit alors l'opportunité qu'il y aurait à exploiter ce qui pouvait se présenter comme une bonne affaire.

Il en fit part au maire qui accepta de le laisser présider une commission où ses idées parfaitement argumentées, réfléchies et semées dans les bonnes oreilles germèrent avec générosité.

 

La commission désigna un groupe de travail. Une clairière dans la forêt communale fut facilement repérée, un chemin correctement balisé. La municipalité émit un appel d'offre, et après devis accepté, un sculpteur réalisa un bel animal en bronze aux bois dorés. On fit appel à une société de communication chargée de la conception d'une plaquette et de dénicher quelques partenaires qui pourraient accepter de délier les cordons de leurs bourses.

On négocia des retours sur investissements.

Un attaché de presse expédia un communiqué aux médias locaux et spécialisés. Le curé et le maire se prêtèrent de bonne grâce aux interviews. Toutes ces allées et venues, ces photos, ces reportages donnaient une image dynamique de la localité. Chacun flaira le bon filon. Les commerçants se frottaient les mains. Plus personne ne douta que l'affaire serait rentable.

L'évêque du diocèse, de son côté, comprit tout ce que la foi pouvait tirer de la chose. Une procession fut organisée suivie par de nombreux pèlerins, la sculpture fut bénie avec force prières.

 

Il ne fallut que quelques semaines pour que des guérisons miraculeuses soient constatées par les pèlerins venus en nombre. Le lieu devint subitement magique. Un laboratoire découvrit les vertus de l'air et de l'eau. On fora un puits et, curieusement, la source se révéla bénéfique pour les maladies de peau, les soins des yeux, les paralysés et les sourds. Au conseil municipal, l'implantation d'un centre de soins avec pharmacopées mystérieuses, offres personnalisées et remise en forme fut évoquée tout comme l'éventuelle béatification de saint Hirsute, à l'origine de toute cette affaire.

 

 

 

 

Dans la jolie petite localité sont venus s'installer boutiquiers et artisans offrant statuettes, amulettes, médailles, colliers et médailles. Le boulanger inventa la baguette et les biscuits Hirsute. Un auteur local se pencha, on ne sait comment, sur la biographie du futur saint. Quelqu'un imagina la création de reliques.

 

Riche de commerces nouveaux, d'impôts inespérés, la localité investit dans le goudronnage des chemins, dans des réverbères à l'ancienne, un tennis, une piscine, un nouveau camping et mit sous terre toutes liaisons téléphoniques et électriques. L'église ne fut pas en reste...

 Ainsi sont les curieux avatars d'une légende devenue canular et dont le prolifique libéralisme cupide des marchands du temple a fait une exceptionnelle péripétie dans l'immensité des crédulités de masse...

 

Etonnant n'est ce pas ?

 

« Les marchands du temple n'ont pas été chassés du temple, ils sont en train de l'envahir complètement et d'installer leurs boutiques et leurs panneaux publicitaires au plus profond de nos neurones si nous n'y prenons garde. »  L'esprit du Grenier - Henri Laborit 1992

 

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #personnages

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