LE SECRET DE DARFELD

Publié le 9 Juillet 2023

 

 

 

Chaque fin de semaine, je fais les courses.

Sur le marché j'achète la bonne crème et un fromage de chèvre du fermier, quelques pommes à l'arboriculteur. Parfois, avec quelques amis de rencontre nous sirotons un café à la terrasse du bistrot en échangeant les dernières nouvelles puis, comme un mouton bien sage, je vais pousser mon chariot dans les allées du supermarché voisin.

Perdu au milieu de l'abondance insolente des marques de yaourts, crèmes, faisselles, petits-suisses et autres beurres... j'ai retrouvé un fromage dont je pensais, innocemment, qu'il avait disparu du commerce.

Mais non, il est toujours là, affichant quasiment la même publicité écrite dessus.

Qui n'a pas entendu ou lu : « le Port-Salut, c'est écrit dessus ! »

L'histoire de cette aventure fromagère n'est pas banale. La saveur originelle du Port-Salut serait liée au « secret de Darfeld ».

 

 

Abbaye Port-du-Salut

 

 

Il est des lieux qui semblent préparés tout exprès par Dieu pour être consacrés à la vie de prière et de contemplation. L'endroit où s'élève aujourd'hui l'abbaye de Port-du-Salut est de ceux-là.

Située à 10 km de Laval, à une encablure d'Entrammes, Port-Reingeard, dénomination primitive du prieuré de Port-du-Salut, comprend une église dédiée à la vierge Marie et à Saint-Nicolas à laquelle fut annexé un petit monastère. Il fut érigé en 1233 par Thibaut de Mathfelon seigneur de la châtellenie d'Entrammes où il appela des Génovéfains, chanoines réguliers de la congrégation Sainte Geneviève de Paris à s'y installer. Ils en furent chassés par la Révolution.

Port-Reingeard est situé sur la rive gauche de la Mayenne et bordée par la Jouanne et l'Ouette. Les rochers et les collines boisées qui en peuplent les rives en font un site incomparable.

Il semble que le lieu ait déjà été choisi par les druides pour y exercer leur culte car s'il faut en croire la tradition, un calvaire avait été élevé à la place d'un dolmen dont les débris auraient été utilisés pour la construction du monument.

 

 

Abbaye Port-du-Salut côté Nord

 

 

L'Ordre de Cîteaux

 

L'abbaye de Notre-Dame-de-Port-du-Salut dépend de l'Ordre de Cîteaux.

L'Ordre a ses lettres de noblesse, aussi bien dans l'histoire qu'au martyrologue. Il fut fondé en 1098 par saint Robert de Molesne qui, à la tête de 21 religieux, avait quitté son abbaye de Solesmes pour réagir contre la tiédeur engendrée par la prospérité matérielle et qui s'installa à Cîteaux à quelques lieux de Dijon.

Parmi ses compagnons se trouvaient saint Albéric, deuxième abbé du nouveau monastère, qui dota ses frères de la tunique et de la coule blanches, et saint Etienne Harding, d'origine anglaise, qui fut le troisième abbé.

En avril 1112, celui qui devait être le vrai chef du nouvel Ordre, se présenta à la porte du monastère sous les traits d'un jeune homme de 21 ans, issu de la haute noblesse bourguignonne, qui demanda son admission, celle de quatre de ses frères et des trente personnes qui l'accompagnaient.

Ce jeune homme, dont la renommée devait dépasser de beaucoup les limites de son abbaye et qui allait se faire un nom dans l'histoire, était Bernard de Fontaine, celui que les Trappistes désignent par ces mots : Notre Père saint Bernard, fondateur de l'abbaye de Clairvaux où il restera abbé jusqu'à sa mort le 20 août 1153.

 

Bernard de Clairvaux tenant maquette de l'église

 

Les siècles passent. L'Ordre grandit, mais peu à peu sous l'influence des circonstances, le schisme d'Occident, la guerre de cents ans, des générosités bien intentionnées mais dangereuses, la ferveur diminue, des groupes se détachent, et la néfaste institution de la

« commende* » aggrave le mal.

Un retour à l'austérité primitive devient nécessaire.

Le réformateur sera l'abbé commendataire de la Trappe, Armand Jean Le Bouthilier de Rancé, dont le nom est entré dans l'histoire en raison même de la réforme qu'il a accomplie. Il était filleul de Richelieu.

Bossuet, qui l'admirait, en a fait un grand éloge, allant jusqu'à le comparer à saint Bernard de Clairvaux. Il a eu comme historiographe Chateaubriand.

 

 

 

Le père Bernard de Girmont

 

 

Les moines de Port-du-Salut chassés par la Révolution.

 

Le 10 mai 1790, les moines sont chassés par les révolutionnaires, la propriété et les terres sont vendues comme bien national.

Le prieuré va alors passer dans différentes mains avant d'être abandonné.

Pour échapper à la guillotine en 1790, un aristocrate de Laval, M. Leclerc de la Roussière choisit de s'exiler en Allemagne où il reçoit l'hospitalité de l'abbaye de Darfeld avec d'autres nobles et cinq mille représentants du clergé qui ont refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé.

M. de la Roussière est même admis comme « frère donné » et confié au Maître des Convers, qui est alors le père Bernard de Girmont, ancien moine de Morimond. Sur les terrains de Darfeld les émigrés vont élever des moutons et des vaches et produire un fromage régional, à la saveur originale, jusqu'alors peu connu hors des frontières de Westphalie. Ce sera le secret de fabrication de Darfeld.

 

De retour en France en 1800, sous le Consulat, M. de la Roussière voulant marquer sa reconnaissance aux religieux de Darfeld pour leur charitable accueil et faire jouir les gens du pays des bienfaits de leurs prières et de leurs bons exemples, achète l'ancien prieuré de Port-Rheingeard qui menace ruine pour la somme de 9 000 francs, pour l'offrir à Dom de Laprade, abbé de Darfeld, dans le destin précis d'y installer une abbaye cistercienne dès que l'incertitude des temps va le permettre.

Il faut attendre 1814 et l'abdication de l'empereur. Louis XVIII autorise alors les fondations des monastères cisterciens en France.

Aussitôt Dom Eugène de Laprade envoie le père Bernard de Girmont rejoindre à Laval M. de la Roussière qui remet à son ancien Père-Maître de Darfeld les titres de propriété de Port-du-Salut. Quelques religieux de Darfeld sont envoyés seconder Bernard de Girmont dans les travaux d'installation.

En attendant que les réparations indispensables soient faites, M. de la Roussière loge les religieux dans sa maison de campagne de la Doyère, à Louvigné, et pourvoie à tous leurs besoins.

Les bâtiments remis en état, les moines entrent solennellement dans leur nouvelle demeure le 21 février 1815. L'ancien Port-Rheingeard devient alors et reste le Port-du-Salut.

Le 4 décembre 1816, la nouvelle abbaye est canoniquement érigée « sous la règle de saint-Benoît, de l'étroite observance de Cîteaux ».

Ce fut la première communauté qui, après la Révolution, reçut en France une organisation régulière.

Dom Bernard de Girmont en fut le premier abbé jusqu'en 1827, où malade, il donne sa démission.

 

 

 

1828 - Il faisait bon habiter aux alentours de l'abbaye de Port-du-Salut

 

 

 

Le secret de Darfeld

 

La maison ne tarde pas à prospérer. Les progrès sont rapides. Bientôt, il faut élever de nouvelles constructions. Le petit prieuré conçu au départ pour six chanoines abrite désormais 80 religieux et 90 en 1865.

On y exploite naturellement un domaine agricole, car les Trappistes sont, d'abord et avant tout, des cultivateurs. La communauté vit de l'agriculture en exploitant les terres dépendantes de l'abbaye et transforme le lait produit en fromage qui doit sa saveur originelle au « secret de Darfeld ».

En 1850, face à l'immense succès commercial des fromages de la communauté, des laits complémentaires sont achetés et collectés dans les fermes environnantes afin de satisfaire la demande. Simultanément la communauté agrandit la laiterie et construit des caves d'affinage adaptées aux nouveaux volumes de transformation. Le processus d'obtention du fromage est dorénavant de type laitier.

 

 

 

 

 

 

Une notoriété qui dépasse les frontières

 

En 1873, les fromages estampillés « Port-du-Salut » sont proposés au marché de Paris.

En 1874, la marque « Port-du-Salut » est déposée par les moines, mais c'est le nom « Port-Salut » qui sera retenu par les consommateurs.

En 1959, avec une notoriété qui dépasse les frontières, la fromagerie devenue une activité trop lourde et hors de la ligne des traditions monastiques, la communauté de l'abbaye du Port-du-Salut vend la marque « Port-Salut » et livre le « secret de Darfeld » du processus de fabrication à la société anonyme des Fermiers Réunis qui continue à fabriquer les fromages, dorénavant à base de lait pasteurisé dans la laiterie dépendant de l'abbaye.

 

A la suite de cette vente, les moines du Port-du-Salut vont porter leurs efforts sur l'aménagement de la ferme et l'élevage sélectionné des vaches laitières et des porcs, la construction d'une brasserie et d'un moulin devenu par la suite usine hydro-électrique. Ils relancent pour eux-mêmes et la commercialisation à l'abbaye, leur production originelle de fromage, c'est à dire sous forme fermière et au lait cru. Les fromages portent la marque « Fromage de l'Abbaye ».

 

En 2012, la marque commerciale « Port-Salut » est rachetée par le groupe Bel et commercialisée via la filiale Bel Foodservice. Une déclinaison de transformations fromagères utilisant la marque commerciale est fabriquée dans plusieurs usines à travers l'Europe.

L'industrie agroalimentaire a pris le pas sur la tradition. Le Port-Salut existe dans les linéaires mais qu'est devenu le secret de Darfeld ? Oubliées les petites « ficelles » de fabrication, les « tours de main » inventés il y a près de deux siècles ?

 

 

 

 

 

Renaissance de la tradition

 

Aujourd'hui l'agriculture a été abandonnée au sein de l'abbaye. Depuis 1987, plus aucune production de lait ni de transformation fromagère.

Mais en 2010 une petite coopérative regroupant une quarantaine de producteurs décide de faire revivre cette magnifique aventure fromagère.

Les moines séduits par le projet cèdent une parcelle agricole de l'Abbaye sur laquelle la coopérative construit la « Fromagerie d'Entrammes ».

Elle y produit une douzaine de véritables fromages de tradition dont « l'Entrammes Tradition » de forme ronde, à la croûte fine sans colorant de couleur rose orangé, à partir du lait cru des fermes où les vaches sont nourries à l'herbe pâturée et au foin, sans ensilage de maïs et OGM.

On y retrouve les saveurs de l'ancien fromage, les moines auraient-ils livré le secret de Darfeld ?

 

Aujourd'hui, seuls, sept moines continuent à vivre à Port-du-Salut et à faire exister les lieux.

Une vie dédiée à la prière dans le silence, selon la tradition cistercienne.

 

 

 

 

 

* Dans le régime de la « commende », un ecclésiastique (abbé ou prieur « commendataire ») ou un laïc tient une abbaye ou un prieuré in commendam, c'est à dire en percevant personnellement les revenus et, s'il s'agit d'un ecclésiastique, en exerçant aussi une certaine juridiction sans toutefois la moindre autorité sur la discipline intérieure des moines.

 

 

 

Je vous souhaite une belle semaine !

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #gastronomie

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M
Passionnant comme toujours ! Merciiiiiiii monsieur. Ghislaine du Bec HELLOUIN.
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Y
Merci !!!<br /> Bonne journée