EMILE RACONTE : LA SORCIERE ET LES POULES

Publié le 21 Janvier 2024

 

 

 

Près de la petite place, aujourd'hui devenue parking, on peut encore voir les ruines entretenues d'un vieux château. A la base, trois portes en bois aux planches cloutées et barreaux de fer signalent l'existence d'anciennes geôles où, paraît-il, étaient entassés des condamnés au pilori et ceux qui restaient là en attente de leur départ pour le bagne. Tous ces pauvres bougres étaient exposés aux risées et aux sarcasmes d'une foule délirante et insolente.

A l'arrière, dans une ancienne ruelle aux logis resserrés, tous en encorbellement, demeurait au premier étage de l'un d'eux, une femme à l'âge indéfinissable, au buste épais, le visage enluminé, les yeux brillants cernés de paupières rouges.

Elle disait ne pas savoir lire dans les livres mais que sur les sujets les plus variés elle affirmait posséder un magique pouvoir de guérir lui donnant la puissance de faire un diagnostic sur tout.

Sa voix et son regard inspiraient le respect sinon la crainte. On l'appelait la sorcière, c'était madame Louisa.

Le visiteur se rendait chez elle par une porte basse puis montait un escalier de bois aux marches vétustes et poussiéreuses.

Sur le battant gauche de l'entrée pendait un cordon qui, en le tirant pour signifier une présence, agitait à l'intérieur de la pièce une clochette.

 

 

 

 

 

 

Ce jour-là, vers midi, Georges Russiau, cousin de Bernard Tribat et Germain Picassé de Tournelune tira sur la chaînette.

Mais il avait beau agiter le cordon et sonner, rien ne venait.

Au quatrième coup, il entendit des pas et traînant savate, une femme ouvrit la porte.

« Madame Louisa ? dit Georges en se nommant lui-même.

« Parfaitement, je suis madame Louisa, entrez donc Mossieu ! dit-elle, le regardant des pieds à la tête.

Georges fut bientôt dans une pièce vaguement éclairée par une fenêtre que voilaient des rideaux légers de taffetas. Une flamme de bougie tremblait sur le marbre de la cheminée où, dans l'âtre, une bûche finissait de se consumer. Dans la pièce, peu de meuble, une armoire en bois blanc, un fauteuil, quatre chaises, un tapis, une table sur laquelle figurait un gros sablier et un livre. Sur les murs, quelques images pieuses épinglées sur un papier à fleurs jauni par le temps et les fumées de la cheminée.

« Je viens, dit Georges, je viens...

« Oui, oui, je sais, je devine, affaire d'argent, peine de cœur, maladie des enfants, femme volage...

« Ah ! Non, non, non, pas du tout et j'suis même pas marié...

« Alors asseyez-vous dans ce fauteuil et regardez-moi bien dans le blanc des yeux et dites-moi quel problème vous agite.

« Et bien, voilà, j'viens vous voir rapport à mes poules.

« Vos poules, lesquelles ?

« Bin, mes poules pardi !

« Mais lesquelles, donnez-moi des noms !

« Bin mes Gélines, mes Marrans, mes Rousses, ça ne pond plus et que j'crois bin qu'on ma j'té un sort et on m'a dit que ...

« Ah ! J'ai compris, vous voulez un médicament.

« Voilà ! Il faut couper le sort qu'on m'a mis et pis me dire qui me l'a jeté. C'est comme ça. C'est pas normal qu'elles m' donnaient tous les jours des œufs depuis l'printemps et pis que ça s'arrête d'un coup.

« C'est sûr un sort mais pour l'enlever et surtout pour savoir qui l'a jeté, il faut que j'aille chez vous. Où demeurez-vous ?

« Sur la route de Nogent.

« Et quel est votre nom ?

« Georges Russiau !

Louisa ouvrit alors son grand livre, tourna quelques pages et sans y jeter un œil mais regardant fixement Georges dans les yeux lui dit :

« Voilà, tenez, mossieu Georges, ce que me dit mon livre des prénoms, Georges signifie « laboureur de la terre » car vous êtes paysan et votre nom Russiau, c'est magnifique. Vous avez de beaux champs et jamais vos prairies ne craindront l'inondation car Russiau veut dire « qui use l'eau ». De plus, vous êtes un très bel homme, cher mossieu Georges, avec de bons revenus de vos terres.

« Pardi, j'fais du cinquante quinteaux à l'hectare et c'est bin vrai que mes prés sont sécherins. Vous êtes une vraie savante, madame Louisa. J'vous dois combien ?

« Vous avez bien fait de venir mossieu Georges. La consultation c'est vingt francs. C'est pas grand chose. Pour la visite c'est autre chose, on s'arrangera.

« Voilà les vingt francs et à bientôt. Venez me voir.

« C'est entendu et je vous garantis que vos poules ne seront plus malades dès que je les aurais vues.

Après avoir salué Madame Louisa, Georges descendit prudemment l'escalier puis rentra tranquillement chez lui. Le soir tout guilleret, assis devant sa cheminée, il pensait : « c'est une savante, cette madame Louisa. C'est une vraie connaisseuse des choses. »

 

 

 

 

 

Le temps passa et un beau matin de printemps, à l'heure où la nature sort de son grand sommeil quand le soleil commence à réchauffer les façades des maisons et qu'un peu partout chacun s'affaire dans les jardins, madame Louisa prit le chemin de la gare.

Quelque temps plus tard, le train s'est arrêté le long du quai. Le garde-champêtre assiste le chef de gare qui préside à la manœuvre. Les voyageurs descendent. Parmi eux, madame Louisa se fait remarquer par son beau chapeau fleuri, sa robe en popeline laine et soie couleur souris clair, son maquillage coloré et ses bagues aux doigts, « devinatoires » comme elle aime à le dire. Pour la circonstance, elle a rasé les poils fous de son menton en galoche.

On lui indique le chemin. La voilà qui passe le pont. La rivière coule doucement sous les saules.

Elle demande à un cantonnier qui avec un lent geste rythmique et du bout d'un long balai à genêt, caresse les cailloux de silex sur le chemin.

« Dites-moi, brave homme où demeure Georges Russiau.

« Prenez c'te rue, puis l'autre au bout à droite. Vous verrez une porte cochère et vous demanderez.

« Grand merci.

Louisa suit le chemin indiqué. Elle sonne à la porte cochère. Un homme bien vêtu lui demande ce qu'elle veut. Elle s'explique.

« C'est à mon cousin qu'il faut s'adresser. Montez la première rue à gauche, c'est à deux cents mètres plus haut …

Appuyée sur le manche sculpté de son plus beau parapluie, elle monte vers le Georges de son rêve.

Des gamins qui passent la regardent attentivement tout étonnés et les drôles qui vont à l'école lui font des grimaces et des pieds-de-nez.

Sur le seuil de sa porte, une femme qui vient de jeter son eau de vaisselle, la voyant monter péniblement la côte, lui dit :

« Vous avez l'air bin lasse ma pauv' dame, venez donc vous assir...

« C'est bien aimable mais j'suis un peu pressée. Pouvez-vous me dire où habite Georges Russiau ?

« C'est-i c'ti là du bas ou c'ti là du haut ?

« Celui du haut ???

« Alors c'est tout près, à la maison au pignon pointu et la cheminée qui fume. Vous n'avez qu'à pousser le portillon et à entrer.

Louisa suivit les consignes à la lettre mais dès la barrière poussée, un molosse lui montra des crocs en retroussant les babines tout en tournant autour d'elle pour sentir la jupe.

Ayant entendu les aboiements, une femme, le tablier replié et les mains encore trempées de lait sortit rapidement de la grange.

« Marcel, Marcel, vint-en vite y a une dame dans la cour. C'est p't'ête bin la marchande qui vinte aujourd'hui pour les cochons de lait.

Apparu alors, un petit bonhomme rougeaud, trapu, court sur pattes, au ventre rebondi et à l'air agacé.

« Connais point, connais point en tout c'te dame ! Et à voix basse, il ajoute à son épouse « c'est qui c'te créature du diable de la ville et puis tout haut, quèque vous nous voulez ???

« Je suis madame Louisa, voyante-cartomancienne...

« Oh ! bin j'peux rien pour vous, et pis cheu nous y a rien à voar !

« Mais j'voudrais voir mossieu Georges Russiau !

« Ah ! C'est pour l'cousin que vous venez... et bin y demeure en bas dans tout le rabas du pays. Regardez bin, c'est la maison en dessous qu'est en d'su de l'autre. J'vas vous précéder par la rote*, vous n'avez qu'à suivre la route et tournez à droite.

« Mon Dieu, fit Louisa tout essoufflée en s'épongeant le front, quel voyage !

 

 

 

 

 

Elle arriva enfin devant une charmante petite maison entourée d'un jardin bien fleuri. Une grille sur un petit mur de pierres entourait la propriété qui semblait confortable. Elle entendit un coq chanter et des poules caqueter.

« Enfin, me voilà arrivée, se dit-elle.

A peine s'était-elle parlée à elle-même que son « consultant », Georges Russiau, se présentait à la grille.

Louisa pensa qu'il allait ouvrir. Elle arbora son plus beau sourire et ses yeux brillaient de mille feux...

« Cher mossieu Georges, dit-elle...

« Ah ! non déguerpissez et plus vite que ça, grosse dinde, dit Georges.

« Mais...

« J'sais tout, mes cousins m'ont prévenu, retournez faire votre petit commerce dans votre ville perdue. Allez ouste ! car si vous aviez été sorcière et la voyante qui connaît tout sur tout, vous m'auriez trouvé tout de suite et de vous-même, nom d'une pipe en bois. C'est ti pas ma cagnotte qui vous intéressait, hein ? Allez-vous-en et n'y revenez plus !

« Et vous poules ?

« Mes poules ? Elles pondent mais vous ne mangerez pas un œuf ni à la coque ni en omelette, oie de mauvaise augure. Vous ne les aurez jamais dans le bec mais moi j'ai mes vingt francs sur le cœur.

 

Georges avait compris, pendant tout ce temps, que ses poules se pliaient aux saisons, qu'elles pouvaient avoir un rituel et surtout, comme tout être vivant, avaient besoin de prendre un peu de repos.

 

 

 

 

* Rote : petit sentier

 

 

 

Bonne semaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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R
Merci Yves pour ce conte amusant qui donne un peu de légèreté en cette période un peu compliquée<br /> Belle semaine à toi
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Y
Merci et bonne journée