LA MAUVAISE FOI

Publié le 13 Janvier 2018

 

« Le monde n'est qu'un perpétuel bal masqué où les cœurs se présentent tous sous des dominos roses et riants ; c'est entre eux un continuel échange d'hypocrisie et de dissimulation ; on s'y dit tout, sauf ce qu'on pense ; on y paraît tout, sauf ce qu'on est.. » John Petit-Senn

 

Deux paysans morts de fraîche date, se présentent ensemble aux portes du Paradis. Les deux compagnons, travailleurs sans être très courageux, étaient certains que les portes du Paradis s'ouvriraient aussi facilement que celles des bistrots, tavernes, caves et autres cabarets qu'ils avaient assidûment fréquentés. Leur certitude fut fortement ébranlée quand Saint Pierre, considérant d'un œil critique les deux faces rougeaudes leur dit d'un ton sévère :

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Surpris, subitement mal à l'aise les deux compères se regardèrent l'air pantois.

« Mois je m'appelle Albert, de Tournelune, bredouilla le premier.

« Et toi ? Interrogea Saint Pierre à son compagnon qui tournait sa casquette entre ses doigts.

« Je suis Jérôme du Petit-Ballet.

« Le Petit-Ballet ? Le Petit-Ballet ? Voilà la belle affaire et un nom bizarre, dit Saint Pierre. Qu'est ce donc que ce Petit- Ballet ?

« C'est un charmant hameau entouré de vignes, de vergers et de petits bois, non loin d'une petite rivière où je pouvais pêcher répondit Jérôme en baissant la tête.

« Et où est-il ce hameau rétorqua Saint Pierre ?

« Sur les hauts entre Chenu et Saint-Germain vénérable saint susurra Jérôme.

Saint Pierre s'esclaffa et Jérôme, pour faire sa cour, se mit à rire plus fort encore.

« Et que faisais-tu au Petit-Ballet ?

« Je travaillais la terre du matin au soir. J'avais aussi quelques rangs de vigne pour faire mon vin, deux vaches, des volailles et un cochon.

Saint Pierre se souvenant qu'il avait été pêcheur en Galilée, commença à s'intéresser à ce paysan. D'un ton radouci, il lui demanda :

« As-tu commis quelques fautes et graves péchés ? Tu as dû être gourmand et même peut-être un peu ivrogne ? Réponds-moi franchement.

La trogne patinée de carmin, grenat et cramoisi de Jérôme trahissait un penchant certain pour la bonne chair et la ribouldingue.

« Oui, je l'avoue, vénérable saint, j'ai beaucoup péché. J'ai été gourmand parfois jusqu'à la goinfrerie et j'ai vidé bon nombre de pichets, bouteilles et fillettes². Mais comment faire autrement ? Ceux qui n'aiment pas le Vouvray tombent sous le charme du Jasnières et ceux qui ne sont point tentés par les Gamay et Berton peuvent succomber au pineau d'Aunis et je ne parle pas des Anjou, Chinon, Bourgueil et autres Coteaux du Loir. Et que choisir entre sec, doux, moelleux et pétillants ?

Comment voulez-vous qu'un idiot, un misérable comme moi puisse résister à tant d'adversaires ? Tout ce que j'ai pu faire a été d'équilibrer entre les rouges et les blancs.

Pour un simplet, je reconnais que la défense est ingénieuse et même astucieuse, pensa Saint Pierre.

Après quelques secondes de réflexion, il prononça sa sentence.

« Jérôme, à titre exceptionnel, je t'ouvre les portes du Paradis. Le Seigneur n'aime pas les ivrognes mais je comprends ta lutte surhumaine contre tant de plats gourmands et de crus acharnés à ta perte.

Entre et va prendre place parmi les pêcheurs repentis ensuite nous aviserons.

 

« Et toi, fit Saint Pierre en se tournant vers Albert.

Albert crut deviner comment se concilier les bonnes grâces de Saint Pierre et se mit à jouer les petits saints. Si un simplet du Petit-Ballet ayant commis autant de péchés avait pu obtenir aussi aisément son entrée, il ne pouvait en être autrement d'un filou de Tournelune.

« Moi, ma vie fut toute simple, dit-il. J'étais cantonnier et le dimanche je distribuais des cierges aux fidèles de l'église.

« Tu mangeais et buvais toi aussi, sans doute, de tous ces merveilleux plats et nectars. Combien de fois t'es tu enivré ?

« Je n'ai qu'un appétit d'oiseau et je n'ai bu que fort peu, dit-il d'un ton flatteur et je n'ai le souvenir d'avoir quelque peu abusé une seule fois, au mariage de ma cousine à Marçon.

« A quel âge es-tu mort ?

« Près de quatre-vingts Monseigneur.

« Eh bien ! s'écria Saint Pierre en levant les bras aux étages supérieurs du ciel, tu m'en racontes de bien bonnes ! Tu avais les plats les plus goûteux et les vins les plus délicats de notre belle vallée à ta disposition et tu n'en aurais mangé et bu que fort peu.

Je ne peux te croire.

Albert, tu es un sot comme bon nombre de gens qui ont un double visage et ne disent pas ce qu'ils pensent.

le Paradis n'est pas fait pour les hypocrites de ton acabit.

Je vais donc te mettre en pénitence devant cette porte. Nous aviserons plus tard.

 

« J'ai en dédain et en dégoût toutes les hypocrisies. »
Émile de Girardin


 

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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