CHANTELOUP, VESTIGES D'UN REVE OUBLIE

Publié le 11 Février 2024

Chanteloup

 

 

Au retour de mes pérégrinations étrangères, j'ai vécu et travaillé dans la région d'Amboise. J'en ai parcouru le terroir dans tous les sens pendant quelques années.

Chacun connaît le magnifique château qui domine la Loire mais beaucoup ignorent, sans doute, l'existence d'un célèbre domaine au 18ème siècle qui fut le rival de Versailles. Aujourd'hui il n'en reste quasiment rien, sauf une étrange pagode, un bassin en demi-lune, un pavillon, seuls vestiges du domaine enchanteur que fut Chanteloup.

 

Le pavillon d'entrée aquarelle Yves de Saint Jean

 

Vestige d'un rêve oublié, « Chanteloup ? Un grand vide qu'emplit un grand silence », nous indique l'écrivain Jehanne d'Orliac qui achète en 1913 le pavillon de la « grille dorée », un des bâtiments encore existant dont Lucie Delarue-Mardrus, une de ses amies, parlait de son « petit château de rêve ».

Chanteloup s'inscrit dans l'histoire. Son nom nous dit son origine : « Chanteloup » les champs ou le chant du loup ; terre ravit à la forêt primitive qui valut à la Gaule son nom de « chevelue ». Son élévation sur un coteau des plus hauts de la vallée de la Loire le désignait pour devenir un poste stratégique, un point d'observation et de signal, ce qu'il fut durant l'occupation romaine. Sa situation dominatrice y appela les prêtres gaulois puis les moines chrétiens les remplacèrent, grands défricheurs et prêcheurs comme l'indiquent les ruines toutes proches de l'ancien prieuré grandmontain de Montoussan* fondé en 1150 par Hugues III d'Amboise.

A la victoire sur la forêt va succéder la nécessité de garder la terre asservie à la nourriture des hommes. Commença alors une politique forestière qui fut à l'honneur des premiers capétiens. Se rendre et visiter Chanteloup, c'est donc apprendre un condensé de l'histoire sociale, morale, littéraire et artistique de la France.

Très tôt, il y eut dans ce lieu privilégié et pour assumer cette politique la demeure de ceux qui l'ont dirigée c'est-à-dire une suite d'habitations appelée « maison forte », capable de contraindre et de se défendre.

En plein champ on peut encore deviner les ruines de l'une d'elles ; les archives conservent le nom de l'un de ses habitants qui la gardait : Etienne le Loup, grand maître des Eaux-et-Forêts des domaines d'Amboise et Montrichard.

Bientôt, la beauté des paysages, la douceur de l'air vont désigner Chanteloup non plus pour une fonction utilitaire mais pour le plaisir, le loisir, une invitation à l'influence.

 

 

La grille dorée

 

 

Chanteloup va alors devenir terre noble, épicurienne et cultivée, communiquant son prestige à ceux qui la possèdent, s'inscrivant du même coup dans ce vocable de « jardin de la France » qui va si bien à cette région des bords de Loire.

Commence alors un curieux défilé des maîtres de la place qui devenant nobles de cette noblesse de terre, firent naître ce mécanisme d'ascension sociale qui fut l'un des prodiges de la monarchie française.

Ce sera Mathieu Guignel, financier-trésorier de France à Tours (1500), puis Martin Maciquet en 1517, qualifié de noble maître de cuisine du roi qui vont s'installer à Chanteloup.

Le maire d'Amboise de l'époque, Nicolas Laisné, avait demandé la nomination d'un homme de littérature pour assister au conseil et donner son avis. Raoul Gandon, qualifié d'intellectuel, sera alors son homme d'esprit. Gandon fut seigneur de Chanteloup de 1561 à 1570. Après lui, arrivera Jean Chevalier ; grand louvetier de France, non forestier mais chasseur. Il y demeurera jusqu'en 1583 et vendit les lieux à un certain François le Franc, fruitier ordinaire du duc d'Alençon et maire d'Amboise en 1588. Le Franc construisit le premier château Renaissance avec chapelle privée.

Chanteloup quitte alors les archives locales pour voler vers une renommée européenne.

Olivier de Serres dans son livre fameux « Théâtre de l'agriculture et ménage des champs » décrit son verger comme un modèle et ses poires comme les meilleures du monde. L'iconographie s'empare alors du domaine. Le Franc partit comme député à Blois, Louis Leboutz achète le château pour ses descendants sans ajouter à son prestige. Temps d'arrêt vite oublié car voici venir celui de Saint-Simon et de Jean d'Aubigny, cousin éloigné de la princesse des Ursins.

 

 

Peinture miniature pour la tabatière en or de Chanteloup Louis-Nicolas Van Blarenberghe (Metropolitean Museum Art)

 

 

Chanteloup, rival de Versailles

 

C'est Jean d'Aubigny qui construit le Chanteloup définitif qui va s'inscrire dans l'histoire de France. Sa fille, la duchesse d'Armentières, le vend au duc de Choiseul, ministre de Louis XV après l'y avoir reçu. La transaction sera scellée en 1761.

Choiseul commande immédiatement de magnifiques embellissements à Nicolas Le Camus de Mézières, architecte réputé de nombreux bâtiments dont la Bourse du Commerce à Paris ou l'Hôtel de Beauvau, siège actuel du ministère de l'Intérieur.

Il construit deux longues ailes ornées de colonnades, terminées l'une par une chapelle et l'autre par un pavillon de bain.

On procéda à des aménagements intérieurs et à la construction de vastes communs. Le marbre se trouvait, dit-on, jusque dans les étables.

Quatre cents personnes assuraient le service.

 

 

Choiseul - huile sur toile d'Adélaïde Labille-Guiard - 1786

 

 

Dans le « Grand Parc », Le Camus ouvre sept larges avenues qui convergent en un point central où sera édifiée la pagode. Ces larges allées qui existent toujours, s'enfonçaient dans la forêt aménagée pour la chasse, avec des carrefours, des étoiles et de longues avenues droites.

Il aménage ensuite les jardins du « Petit Parc » s'étendant sur plus de cent hectares. Pour approvisionner les nombreux jets d'eau et cascades, des travaux considérables sont entrepris pour faire remonter l'eau en abondance. Une pièce d'eau en demi-lune est creusée prolongée par un grand canal de six cents mètres et large de cent. Pour l'alimenter on la relie au grand étang de Jumeaux distant de plus de douze kilomètres avec un dénivelé de seulement six mètres, par un « aqueduc », équipé de siphons en plomb, conçu par l'ingénieur hydraulique Pierre-Joseph Laurent, créateur de canaux, que Choiseul fit venir de Valenciennes.

On aménage un petit jardin appelé « Jardin des orangers » transformé en promenade de style « anglo-chinois » où serpentent des sentiers cheminant parmi fabriques, glacières et kiosques et une rivière dont les eaux se déversent d'une hauteur de quatre mètres.

 

 

Château de Chanteloup par Louis Denis Le Camus

 

 

Tombé en disgrâce, Choiseul est exilé à Chanteloup en 1771. Il s'y installe avec son épouse, Louise Honorine Crozat du Châtel, sa sœur, Madame de Gramont et sa maîtresse, la comtesse de Brionne qui avait son appartement au premier étage.

Le château devient alors le rival de Versailles. Il orne de son luxe, de son éclat, la préface de la Révolution française par son opposition au roi. Louis XV avait interdit l'accès de Chanteloup à toutes personnes qui ne seraient pas de la famille de Choiseul. Il n'en fallut pas plus pour que les visiteurs, qui voulaient par-là affirmer leur indépendance, affluent à Amboise.

Tout ce qui a nom ou valeur en Europe y vient et y demeure. La baronnie est maintenant duché. Tout ce qui s'y passe, se raconte, se réalise est immédiatement connu , envié, admiré à Paris. Les mémoires de ce temps sont remplis de son faste et de l'esprit qui y règne. Des courriers emportent chaque jour des lettres ravissantes des hôtes et rapportent leurs réponses. La duchesse de Choiseul en a envoyé des centaines qui rivalisent avec celles de Madame de Sévigné.

Madame du Deffand, célèbre épistolière et salonnière, écrivait en 1772 : « La vie qu'on mène me convient fort, on jouit de la plus grande liberté, c'est le ton de la maison. Point de compliments, on ne se lève pour personne, on reste chez soi ou on va dans le salon, on cause avec qui l'on veut; on déjeune à une heure; y va qui veut; on reste après dans le salon tant et si peu qu'on veut. Sur les cinq ou six heures, chasse ou promenade. Les unes y vont, les autres restent dans la maison, on soupe à huit heures, on fait très bonne chère, on est dix-huit ou vingt à table... »

On lit ici les mémoires manuscrits de Saint-Simon, les chroniques de Duclos, les entretiens de Madame de Maintenon à Saint-Cyr.

On entretient un petit orchestre de six musiciens. On joue du « piano-forte ». La duchesse de Choiseul prend des leçons de clavecin. Quand son professeur attitré vint à mourir, on envoya à Chanteloup son jeune frère de onze ans, Petit-Louis. Et l'on vit alors la duchesse reporter toute son affection sur l'enfant, qu'elle gardait toute la journée auprès d'elle.

Beaumarchais écrit son « Mariage de Figaro » en 1784. On prétend que Petit-Louis devint Chérubin sous sa plume et que Choiseul serait le comte Almaviva... C'est possible mais rien ne le prouve. Plus tard, adaptée et portée par la musique de Mozart, la pièce, devenue « Les Noces de Figaro » va traverser les siècles.

 

 

Aquarelle Yves de Saint Jean

 

 

La pagode

 

Après la mort de Louis XV en 1774, Choiseul put mettre fin à son exil et retourner à Paris.

L'accueil de Louis XVI fut assez froid : « Tiens, M. de Choiseul ! Vous avez bien engraissé ! Et vous avez perdu vos cheveux ! Vous devenez chauve ! ».

Choiseul comprit vite que, malgré l'appui de Marie-Antoinette, il ne pouvait espérer jouer de nouveau un rôle politique. Il partagea donc son temps entre son hôtel parisien et Chanteloup.

Il décida alors de construire au sud du château, près de la pièce d'eau, un monument en l'honneur de tous ceux qui étaient venus lui rendre visite pendant son exil.

Ce fut cette « pagode*» dont la construction fut menée par Louis-Denis le Camus de 1775 à 1778, « chinoiserie » de fantaisie en vogue au 18ème siècle, comme celle des jardins botaniques royaux de Kew près de Londres.

 

Aquarelle de la pagode et des jardins attribuée à Van Blarenberghe

 

 

Haute de 44 mètres, elle comporte six étages, en retrait les uns des autres assemblés par un escalier en pierre et en acajou. Sa rampe en fer forgé est ornée de deux « C » entrelacés reprenant les initiales du duc et de son épouse. Le tout repose sur un péristyle circulaire de seize colonnes et seize piliers. Les pierres « dures, dorées, patinées », provenaient du château de la Bourdaisière à Montlouis détruit en partie sur un caprice de Choiseul.

Il semble que sa construction ne doive rien au hasard. Placée au point de convergence de sept allées forestières longues de trois lieues (12 km). L'escalier d'entrée comporte sept marches. Elle est surmontée d'un globe doré symbolisant le soleil. La pièce d'eau, à ses pieds, a la forme d'une demi-lune. Y-a-t-il là un symbole particulier, peut-être ?

Au rez-de-chaussée, des caractères chinois représentent les mots « Amitié et Reconnaissance » et sur les murs du premier étage, des plaques de marbre portaient les noms des visiteurs de Chanteloup.

 

 

Plan du domaine de Chanteloup

 

 

Chanteloup ou le paradis perdu

 

 

Mais rien ne dure ici bas. Choiseul meurt le 8 mai 1785. Ses finances sont épuisées.

Après le service à Paris, le corps fut transféré à Amboise. Le duc fut enseveli dans le nouveau cimetière, béni le 26 mai 1775, qu'il avait donné à la ville.

Sur ordre formel donné dans son testament, il demanda qu'une place fût réservée près de lui à la duchesse et qu'un cyprès mâle soit planté sur sa tombe.

Après la mort de son mari, la duchesse vendit Chanteloup, en 1786, au duc de Penthièvre. Elle vécut dans des logis de plus en plus modestes. Louise Honorat Crozat, ci-devant duchesse, devenue citoyenne Choiseul échappa aux massacres de la Révolution et mourut pauvrement en 1801, en songeant à Chanteloup, son « paradis perdu ».

A la mort du duc de Penthièvre en 1793, Chanteloup devient bien national, saisi et vidé de ses tapisseries et de son mobilier

Acquis en 1802 par Jean-Antoine Chaptal, chimiste et ministre de Napoléon, celui-ci s'y ruine avec son fils non pas en fêtes mais en expériences agricoles en cultivant des betteraves dans le parc pour faire du sucre.

 

Vue à l'est avec le Pavillon des Bains et la lisière du jardin anglo-chinois (peinture de Louis-Nicolas Van Blarenberghe)

 

 

De nouveau mis en vente en 1823, Chanteloup n'ayant trouvé preneur est livré à un démolisseur de la « bande noire », association de liquidateurs de grands domaines fonciers qui le démolit en quelques semaines pour en vendre les matériaux dispersés dans les propriétés alentours.

A la place, le vide, le silence des labours creusés dans les jardins merveilleux.

Plus rien ? Si, la pagode achetée en 1823 par le duc Philippe d'Orléans, le petit pavillon près de l'ancienne grille dorée, deux témoins de la vie légendaire de Chanteloup.

 

Devant les vestiges d'un rêve oublié, l'abbé Barthélémy, fidèle de Choiseul, nous rappelle dans une de ses chroniques ce que fut Chanteloup pendant quelques années :« Que de monde, que de cris, que de bruit, que de rires perçants, que de portes qu'on semble enfoncer, que de chiens qui aboient, que de conversations tumultueuses, que de polissonneries, que de voix, de bras, de pieds en l'air, que d'éclats de rire au billard, au salon, à la pièce du clavecin. »

 

 

 

 

La pagode l'entrée

 

 

« Qu'il est doux de comprendre tout ce qui a vécu. » - Sainte-Beuve

 

 

* La pagode a été restaurée en 1908-1910 sous la direction de l'architecte et ingénieur René Edouard André, fils du célèbre botaniste, architecte et paysagiste Edouard André (1840-1911) auteur de « L'art des jardins, traité général de la composition des parcs et jardins » (Paris-Masson 1879). Elle appartient aujourd'hui à ses descendants.

 

* Montoussan :  Fondé en 1150 en pleine forêt par le seigneur d’Amboise. Vendu comme bien national en 1792, racheté en 1826 par le duc d’Orléans, il est presque entièrement démantelé en 1842. Les vitraux ont été transportés à l’église de Civray-de-Touraine et il ne subsiste du bâtiment que des pans de murs conservant des traces de fresques et l’amorce d’une tour carrée. L’ancien enclos et les dépendances ont été gagnés par le bois. Une première thèse fixe la fondation de Montoussan vers 1150 par Hugues III d'Amboise, sous le prieur Etienne II de Lissac. Alfred Gabeau, ne date la fondation du prieuré qu'à partir de 1198 sous Sulpice III d'Amboise.

 

 

 

A la semaine prochaine !

 

 

 

 

 

 

 

Vue sud du château porte d'Espagne en 1762 par Pierre Lenfant
Tabatière de Chanteloup
Façade sud de Chanteloup colonnade et pavillon par Le Camus

 

Rédigé par Yves de Saint Jean

Publié dans #patrimoine

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A
Merci. Très instructif.
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Y
Bonne journée